Les voyages de l’arbre à pain #MissionBotanique
Que s’est-il passé en 1789 ? Naturellement, on pense à La Révolution. La grave pénurie de blé pour le pain due aux conditions climatiques de la fin du 18ème siècle y a certainement contribué. A l’autre bout du monde, à Otaheite ou O-Taïti, comme on disait à l’époque, les marins du Bounty se révoltaient aussi, l’arbre à pain étant au cœur de l’histoire.
Les plants devaient être collectés à Tahiti et amenés aux Caraïbes. L’île perdue du Pacifique était connue des salons des Lumières depuis que Bougainville y avait fait escale avec La Boudeuse, et selon la coutume de l’époque, en avait pris possession au nom du Roi de France ! Symboliquement, il y sema du blé avant de refaire voile. Le récit de son passage en 1768 fut publié peu après. La préoccupation du temps allant aux ressources alimentaires potentiellement exploitables, il y fit mention de l’arbre à pain.
Quelques étapes historiques, nuancées d’interrogations. Alvaro de Mendaña, en quête des îles fabuleuses du Roi Salomon, fut le premier occidental à rencontrer les Polynésiens ; ayant abordé aux Marquises en 1595, son pilote goûta le fruit qu’il trouva savoureux, il en parla à son retour.
En 1741 près de 150 ans après, Rumphius, marchand et naturaliste hollandais envoyé à Batavia (Jakarta), s’intéressa de près à la botanique des îles indonésiennes et nomma ces espèces Soccus Lanosus, Soccus Granosus et Soccus Silvestris dans son Herbarium amboinense. Mais les premiers à le décrire furent Daniel Carl Solander et Sydney Parkinson qui dessina la plante en 1769 lors du premier voyage de Cook ; on leur doit le basionyme linnéen : Sitodium altile. A. de Candolle en parle sous le synonyme Artocarpus incisa L. en 1883. Il donnait Java, Amboine et les îles voisines comme origine. L’espèce a porté ensuite plusieurs noms, dont Artocarpus communis Forster, jusqu’à ce qu’on s’accorde sur son nom scientifique actuel A. altilis (Parkinson) Fosberg, auquel s’ajoute la distinction var. seminifera pour les formes à graines et var. apyrena pour les formes parthénocarpiques.
A. altilis est un arbre qui culmine à environ 20 m de hauteur. Monoïque, il porte quantité de fleurs et ses fruits, de 15 à 25cm de diamètre, pèsent entre 1 et 3 kg. Certaines variétés cultivées portent 8 mois par an (en moyenne 200 kg par arbre à partir de 6 ans). Ses grandes feuilles épaisses et fortement lobées font jusqu’à 60 cm de long sur 30 cm de large.
Au fil du temps, les botanistes ont postulé diverses origines, et les recherches génétiques récentes donnent Bornéo comme origine biogéographique et centre de diversification, à partir duquel la plante partit vers l’Océanie et l’Asie du Sud-Est au cours du miocène.
La plus grande diversité génétique a été observée en Micronésie, où il existe beaucoup d’hybrides, et en Mélanésie riche en cultivars à graines. Les cultivars à la durée germinative réduite, ou sans graines, n’auraient pas survécu aux longs voyages maritimes. La multiplication était surtout végétative, par les boutures de racines.
Les origines et la diffusion de l’arbre à pain et sont étroitement liés aux humains et aux très anciennes migrations vers la Mélanésie, la Micronésie et la Polynésie. Bien qu’embarquer des plantes vivantes sur un bateau ait été longtemps une gageure pour les explorateurs, c’est pourtant sur leurs pirogues, il y a plus de 3000 ans, que les Lapita emmenèrent l’arbre à pain en voyage dans toute l’Océanie en une sorte de paléo-anthropo-thalassochorie ! Leur expansion s’est probablement faite à partir d’une zone proche de la Nouvelle Guinée. Le grand nombre de termes caractérisant ses fruits et la multitude de noms vernaculaires d’Artocarpus altilis dans tout le Pacifique révèlent son importance dans la vie des Océaniens.
Bien des siècles plus tard, les naturalistes embarqués par les navigateurs des Mers du Sud ont commencé à collecter des échantillons, souvent en herbier, car ils avaient trop de mal à ramener des plantes vivantes en bon état.
En 1752 l’Académie de Marine nouvellement créée à Brest, publiait une synthèse de recommandations pratiques : « Avis pour le transport par mer des arbres, des plantes vivaces, des semences et diverses autres curiosités d’Histoire naturelle ». Y étaient listés toutes sortes de contenants, de systèmes d’arrimage pour parer aux tempêtes et de conseils de ventilation, d’arrosage et de protection contre les embruns. On recommandait d’étiqueter chaque caisse de plantes collectées avec les détails de son biotope naturel et climatique.
En 1770 en Angleterre, John Ellis diffusa un opuscule bien plus élaboré « Directions for bringing over seeds and plants from the East Indies and other countries, in a state of vegetation » manuel illustré comportant la liste descriptive d’espèces couramment transportées. Il recommande l’usage de la nomenclature binominale du Species plantarum de Linné publié en 1753. Les techniques s’améliorant sans cesse, des serres portatives apparurent vers 1780.
Les nombreuses expéditions de la fin du 18ème siècle devaient satisfaire des buts stratégiques et politiques autant qu’économiques et naturalistes. Botanistes et jardiniers étaient souvent « aux ordres », les missions scientifiques étant teintées par des besoins utilitaristes, agronomiques ou pharmacologiques, ou par la quête de profit des commanditaires. Pour servir ces intérêts, il fallait domestiquer le plus grand nombre possible de plantes, les acclimater pour les réimplanter dans les colonies. Les Français prirent leur part dans la dissémination d’arbres à pain.
En 1791, quand l’expédition à la recherche de Lapérouse échut à d’Entrecasteaux, André Thoin, chargé du Jardin du Roi, en profita pour commanditer des arbres à pain à La Billardière. Ils ignoraient sans doute que le naturaliste Pierre Sonnerat l’avait ramené de Nouvelle-Guinée dès 1772 et acclimaté à l’île Bourbon (La Réunion) et l’île de France (île Maurice), et de là à Saint-Domingue et Cayenne dès 1788. A bord de La Recherche, c’est le jardinier Félix Delahaye qui soigna les arbres à pain des îles des Amis (Tonga) à Rochefort.
A leur arrivée de ces longs périples éprouvants, les plantes étaient réconfortées dans des jardins de transition où on leur redonnait force et vigueur. De tels jardins botaniques furent créés dans tous les ports où accostaient les navigateurs de retour de leurs explorations. C’étaient parfois, comme à Nantes, des jardins d’apothicaires et herboristes où on cultivait les plantes à médicaments pour les navires en partance. L’ordonnance royale, dite Loi Mellier, leur fit obligation d’envoyer un exemplaire de toutes les plantes rapportées au Jardin du Roi qui, révolution oblige, deviendra le Museum d’Histoire Naturelle en 1793. C’est ainsi qu’un arbre à pain réconforté à Rochefort arriva jusqu’à Paris.
Pendant ce temps, Joseph Banks, naturaliste britannique réputé qui présida aux destinées la Royal Society pendant 41 ans, gardait aussi l’œil sur l’arbre à pain. Vingt ans auparavant, il avait participé à la première expédition de Cook sur HMS Endeavour (1768-1771), et l’avait repéré à l’escale de Tahiti, où on l’appelait uru. Le botaniste qui accompagnait Cook lors de son deuxième voyage décrivit l’arbre en 1776 et le nomma Artocarpus communis Forster. Dans son rapport, il indiquait qu’un hectare permettait à 20-25 personnes de vivre pendant 8 mois, propageant l’idée que c’était une nourriture abondante et peu coûteuse. Cela fit grande impression sur Banks, qui était bien au fait des nouvelles méthodes de transport et d’acclimatation. Son intention, loin d’être philanthropique, était de disposer d’une nourriture bon marché pour les esclaves de sa plantation de canne à sucre, en Jamaïque. Il commandita donc le voyage du Bounty.
HMS Bounty, ancien charbonnier racheté par l’Amirauté, fut réaménagé à grands frais avec les technologies de pointe, pour faire un maximum de place aux plants d’arbre à pain. Le navire étant petit, à peine 28 m de long sur 7,60 m de large, ce qui avait été la cabine du capitaine devint une serre flottante – chauffée en prévision du passage aux latitudes inhospitalières – et capable d’héberger mille plantes en pot, destinées aux futures plantations. Le manque d’espace pour les marins au profit des plantes aura des conséquences au cours du très long voyage – il fallut dix mois pour atteindre Tahiti – et des tensions émergèrent à bord avant même d’arriver à destination. Le commandement fut confié au Lieutenant Bligh, qui avait également été à Tahiti avec Cook, quinze ans plus tôt, la gestion des plants prévus allant à deux botanistes jardiniers.
Arrivant à destination, Bligh obtint la collaboration enthousiaste du chef du village. Collecte et rempotage furent achevés en moins de deux mois. Il fallut ensuite attendre pour s’assurer que les plants étaient viables, et que les vents soient favorables pour le voyage du retour. Les marins profitèrent de la vie hédoniste et certains commencèrent à appréhender la perspective du retour.
Le départ se fit le 4 avril à l’automne austral, et la révolte éclata le 28. Bligh fut jeté dans une chaloupe de 7 mètres avec quelques fidèles et un sextant. Le premier geste des mutins fut de jeter la précieuse cargaison d’arbres à pain par dessus bord, et le i finit tristement peu après, à Pitcairn, incendié. Bligh navigua dans cette chaloupe pendant 47 jours sur 5800 km jusqu’au Timor. Il échappa à la cour martiale pour la perte de son navire, et finit par accomplir sa mission sur HMS Providence.
Les arbres à pain de Tahiti arrivèrent à Saint-Vincent et à la Jamaïque en 1793. Une vraie « forêt flottante » selon les chroniqueurs de l’époque ! Ironie du sort, les esclaves refusèrent de manger du fruit de l’arbre à pain… jusqu’à ce qu’ils acquièrent la liberté.
L’arbre à pain de Bligh se trouve toujours au jardin botanique de Bath créé en 1779 et enrichi peu après par la capture d’un navire français transportant des manguiers, cannelliers et jacquiers qu’on s’empressa d’y préserver. Les Jamaïquains sont friands d’un autre fruit, d’origine africaine, sans doute amené de Guinée par les bateaux négriers en 1778, l’aki (ackee). Bligh le rapporta aux jardins botaniques de Kew, et bien qu’il ait fait plusieurs fois le tour du monde, c’est une espèce originaire d’un continent où il n’avait jamais mis les pieds qui porte son nom Blighia sapida. L’histoire de la botanique est une belle invitation au voyage et un jeu de piste maritime !
Cet article a été écrit par Caroline Carrat et vous est proposé dans le cadre de la #MissionBotanique lancée par Tela Botanica. Plusieurs articles sur l’histoire de la botanique vous sont proposés dans le cadre de cette campagne de communication.
Références pour aller plus loin
- Naming and typification of the breadfruit, Artocarpus altilis, and breadnut, A. camansi (Moraceae)- P. Pablo Ferrer-Gallego & Fernando Boisset - April 2018 (en anglais)
- Complex origins of breadfruit (Artocarpus altilis, Moraceae): implications for human migrations in Oceania * Nyree J. C. Zerega Diane Ragone Timothy J. Motley. American journal of botany/ volume 91, issue 5 - May 2004 (en anglais)
- Nombreuses infos grand public du Jardin botanique Hawaï sur l’arbre à pain (en anglais)
- L'arbre à pain et ses congénères (…). Auguste Chevalier - 1940
- L’arbre à pain en Océanie. Jacques Barrau - 1957
- La domestication des plantes en Océanie et les contraintes de la voie asexuée. Vincent Lebot. Journal de la société des océanistes, 114-115 | 2002, 45-61 (avec des cartes)
- Note sur les cultivars d’arbre à pain dans le nord de Vanuatu. Annie Walter. Journal de la société des océanistes, 88-89 | 1989, pp. 3-18
2 commentaires
Habitant Perpignan j’ai planté avec succès deux arbres à pain , issus de graines ; ils sont avec de sérieuses épines , ce qui ne correspondrait pas à la variété venait de la Réunion ?
Mon problème est d’avoir la recette pour la consommation des fruits qui sont gorgés d’un latex particulièrement agressif ; à quel stade doit on les récolter et comment les apprêter reste une énigme !