Chine : Les huit fées des eaux de Suzhou

Voyage ethnobotanique : partons pour la Chine à la découverte des huit fées des eaux de Suzhou.

Les huit fées de Suzhou

La ville de Suzhou, située à un peu plus de 100 kilomètres à l’ouest de Shanghai, est renommée pour ses jardins classiques (dont bon nombre ont été classés au patrimoine de l’humanité par l’UNESCO), pour la beauté de ses femmes, pour ses canaux, pour sa gastronomie.

Le vénitien Marco Polo parle de Suzhou dans son Livre des Merveilles. En raison des nombreux canaux qui traversaient la ville en tous sens, cette ville a d’ailleurs été surnommée la « Venise de l’Orient ». Elle est aujourd’hui une destination touristique majeure, aussi bien pour les Chinois que pour les étrangers qui visitent la Chine.

La gastronomie suzhoulaise est réputée pour sa finesse et pour la délicatesse de ses ingrédients, notamment les poissons d’eau douce : la région comprend en effet d’innombrables cours d’eau, et Suzhou borde en outre à l’Est le fameux lac Taihu, l’un des plus grands de Chine.

L’hydrologie et le climat bienveillant de la région offrent aussi à ses habitants une multitude de plantes alimentaires, dont certaines sont rares ailleurs. Huit de ces végétaux ont été regroupés sous l’expression générique de « huit immortels des eaux » (水八仙 [shuǐ bāxiān]), l’expression « huit immortels » faisant référence à huit personnages divinisés du panthéon taoïste. On a cependant pris l’habitude à Suzhou de considérer que ces « huit immortels » comestibles étaient plutôt l’incarnation des jolies jeunes filles de la région. C’est la raison pour laquelle désigner cet ensemble de plants par le nom de « huit fées des eaux » nous semble tout à fait opportun.

Nous vous proposons de faire connaissance ci-dessous avec chacune de ces fées…

1.Tige du riz sauvage de Mandchourie (茭白 [jiāobái], Zizania latifolia)

Zizania latifolia est mentionné dans les textes chinois dès l’antiquité. A l’origine, ce sont les graines noires, dont la forme allongée évoque vaguement celle des grains de riz, qui étaient consommées par les anciens Chinois. Aujourd’hui, ces graines ne sont pratiquement plus utilisées en gastronomie chinoise. Ce sont les tiges, dont la base est renflée sous l’action d’un champignon, qui sont tout particulièrement appréciées par les amateurs de l’Empire du Milieu. Débarrassées de leur enveloppe verte et coriace, ces tiges sont d’un blanc immaculé. Elles sont débitées en morceau de diverses formes ou grossièrement râpées, et cuites à l’étouffée avec de l’huile et de la sauce de soja, ou encore sautées avec du porc émincé, de l’œuf ou des crevettes décortiquées. C’est en automne que la tige de riz sauvage de Mandchourie est plus particulièrement appréciée.

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Tiges non pelées et tige pelée de riz sauvage de Mandchourie – Wikipedia, CC0

2. Rhizome de lotus (莲藕 [lián’óu], Nelumbo nucifera)

Le rhizome de lotus pousse en abondance dans les lacs et étangs de la région de Suzhou. En été, il est traditionnellement extrait de la vase par des jeunes femmes vêtues du traditionnel « dudou » (肚兜 [dùdōu]), sorte de corsage léger qui couvre l’avant du corps et laisse largement le dos à découvert. Les rhizomes de lotus que l’on trouve à Suzhou sont réputés pour la blancheur de leur peau, le croquant de leur texture, et leur diamètre respectable. Les courbes et nœuds de cette « racine » évoquent, pour les habitants de Suzhou, la forme d’un bras de jeune fille. Ce rhizome peut être préparé de multiples façons, mais le mets le plus représentatif de la gastronomie de Suzhou qui l’utilise comme ingrédient principal est le « rhizome de lotus au sucre et à la fleur d’osmanthe » (桂花糖莲藕 [huìhuā táng lián’óu]) : le rhizome est coupé en deux par son milieu, les orifices sont remplis de riz glutineux sucré et parfumé aux fleurs d’osmanthe, les deux moitiés du rhizome sont rattachées avec des cure-dents, et le rhizome est ensuite longuement cuit à l’eau. Ce mets fait souvent partie de la série de plats froids qui sont servis en entrée dans les restaurants locaux.

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Rhizome de lotus au sucre et à la fleur d’osmanthe – par Pascal Médeville

3. Céleri d’eau, ou céleri chinois (水芹 [shuǐqín], Oenanthe javanica)

Ce végétal est une herbe qui pousse au bord des cours d’eau et peut atteindre une hauteur d’un mètre environ. Son goût herbeux peut être décourageant pour un Occidental, et c’est peut-être la moins populaire des fées aquatiques de Suzhou. Les tiges sont coupées en tronçons de quelques centimètres, et généralement sautées avec des bâtonnets de tofu séché aux cinq parfums, une autre des spécialités culinaires de la ville.

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Bouquet de céleri d’eau en vente sur un marché – par Eric Chan W.C., (CC) BY-SA

4. Nénuphar épineux (鸡头米 [jītóumǐ], Euryale ferox)

Le nom chinois de ce végétal signifie « tête de poule ». Ce nom lui vient de l’aspect ridé de son fruit et de la couleur rouge de l’écorce. Ce sont les graines rondes, farineuses, de couleur blanchâtre, qui sont consommées. Un effort certain est nécessaire pour recueillir ces graines, car la carapace du fruit est coriace. Pendant la saison où il est le plus abondant, en automne, on peut voir sur les marchés de Suzhou des paysannes âgées, le pouce armé d’une sorte de griffe métallique, déchirer l’écorce du fruit pour recueillir les graines. Dans sa Physiologie du goût, Brillat-Savarin fait allusion à une purée d’euryale, mais cette préparation est inconnue dans la cuisine de Suzhou. La graine du nénuphar épineux est le plus souvent consommée sautée, soit seule, soit accompagnée de deux ou trois autres fées des eaux : rhizome de lotus débités en fines tranches, mâcre nageante, châtaigne d’eau …

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Sauté d’euryale, de mâcre nageante et de rhizome de lotus – par Pascal Médeville

5. Mâcre nageante (菱角 [língjiǎo], Trapa)

On connaît dans le monde chinois de nombreuses variétés de mâcre nageante, qui se différencient principalement par le nombre de leurs « cornes » (deux, trois ou quatre) et par la couleur de leur peau (brun, noire, rouge…). A Suzhou, la variété la plus connue et la plus appréciée de mâcre nageante est celle dont la peau est rouge (红菱 [hónglíng]), à deux « cornes ». Le fruit, qui grandit sous l’eau, possède une peau épaisse qui doit être entaillée au couteau avant de pouvoir être détachée à la main. Le défi consiste à dégager toute la peau sans rompre la chair à l’extrémité des cornes. Une fois le fruit bien cuit, la chair peut être mangée telle quelle, comme une friandise, ou entrer dans la composition de quelques plats sautés.

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Mâcres nageantes en cours de décorticage – par Pascal Médeville

6. Châtaigne d’eau (荸荠 [bíqì], Eleocharis dulcis)

Ce végétal est appelé châtaigne d’eau en raison de la vague ressemblance de son bulbe avec notre banale châtaigne. Ce bulbe est recouvert d’une mince pellicule brune, coriace, et doit être épluché pour dégager sa chair d’un blanc immaculé, avant de pouvoir être consommé. Le bulbe de la châtaigne d’eau peut être consommé cru, et nombreux sont ceux qui apprécient sa texture croquante et son jus sucré. Il est également utilisé dans des plats cuits : sauté avec du porc émincé, ajouté dans des boulettes de porc haché, agrémentant des soupes ou des plats en sauce… La châtaigne d’eau constitue un légume extrêmement populaire en Chine. On peut trouver des châtaignes d’eau en conserves, mais elles sont malheureusement, le plus souvent, de bien piètre qualité.

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Châtaignes d’eau – par Pascal Médeville

7. Sagittaire à feuilles en flèche (慈姑 [cígū], Sagittaria sagittifolia)

De cette espèce, ce sont également les bulbes qui sont consommés en Chine et au Japon. Piriformes, ils ont une longueur d’une dizaine de centimètres. Ils doivent être pelés et nettoyés. La chair est de couleur blanc-crème et possède une texture légèrement croquante. Les bulbes pelés sont le plus souvent coupés en fines tranches, parfois sautées, d’autres fois cuites longuement dans de l’eau avec de la poitrine de porc assaisonnée au gingembre, au sucre, à la sauce de soja et à l’alcool de riz. La chair du bulbe offre peu de résistance sous la dent, et elle est un peu farineuse. Localement, le bulbe de sagittaire est quelque peu tombé en disgrâce, mais il conserve tout de même des amateurs.

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Bulbes de sagittaire coupés en tranches et sautés avec de la poitrine de porc – par Pascal Médeville

8. Brasénie de Schreber (莼菜 [chúncài], Brasenia schreberi)

On consomme de la brasénie les petites feuilles immergées, réniformes, qui sont caractérisées par la présence d’une mince couche mucilagineuse. En Chine, on trouve cette espèce essentiellement dans les cours d’eau et les lacs de la région du Jiangnan, c’est-à-dire la région au sud du Changjiang, notamment à Suzhou et à Hangzhou. Cueillies, les feuilles de Brasenia scherberi se conservent mal, aussi a-t-on l’habitude de les commercialiser dans des bouteilles ou des sachets en plastique remplis d’eau. A Suzhou, ce légume est utilisé exclusivement dans des soupes épaissies avec de la fécule de pomme de terre. La brasénie n’a en soi presque pas de goût, ses feuilles sont appréciées surtout pour leur texture à la fois croquante et gluante. Les soupes qui contiennent ce légume comportent souvent des filaments de jambon sec ou de poulet, ou du blanc d’œuf, ou encore, de petits poissons blancs, appelés « poisson d’argent » (银鱼 [yínyú], une espèce d’osméridés) que l’on ne trouve que dans le lac Taihu voisin. Cette dernière version, appelée « soupe épaisse de brasénie et de poissons d’argent » (莼菜银鱼羹 [chúncài yínyúgēng]), est emblématique de la gastronomie locale.

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Soupe épaisse de brasénie et de poissons d’argent – par Pascal Médeville

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3 commentaires

  1. Un grand bravo pour ces documents qui font converger l’art culinaire avec la rigueur botanique. C’est extrêmement rare. J’espère que l’auteur va poursuivre dans cette voie et nous offrir un panorama le plus vaste possible des plantes asiatiques et de leurs utilisations en cuisine ou en pharmacopée.

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