Dendroglyphes : quand les graffitis rencontrent l’ethnobotanique
Ce texte, qui date de 2000 ans environ, semble être l’une des premières mentions écrites d’un usage datant probablement au moins du paléolithique supérieur (entre 45 000 et 10 000 avant notre ère), et qui consiste à graver des textes ou des dessins dans l’écorce d’arbres vivants (Oliver et Neal 2010). Aujourd’hui, ces gravures sont appelées dendroglyphes. En tant qu’œuvres éphémères, devenant rapidement indéchiffrables à cause de l’élargissement du tronc puis disparaissant à la mort de l’arbre, elles constituent un témoignage fragile mais précieux de la vie et des coutumes des populations locales.
Le terme « dendroglyphe » est publié pour la première fois en 1918 par le paléontologue Robert Etheridge Jr. (Etheridge 1918), qui étudie l’art des peuples aborigènes en Nouvelle-Galles du Sud. Chez les peuples Wiradjuri et Kamilaroi, une coutume consiste à graver le tronc des arbres de motifs essentiellement géométriques, mais parfois aussi anthropomorphes, animaux ou astraux, généralement dans un contexte spirituel (McCarthy 1940).
Parmi les deux formes principales de dendroglyphes identifiées par Etheridge, les taphoglyphes sont des arbres gravés au cours de cérémonies funéraires, et situés autour de sépultures de personnes importantes (chefs, médecins, guerriers, etc.). En effet, les héros mythologiques des peuples Wiradjuri et Kamilaroi sont supposés descendre d’un monde céleste par l’intermédiaire des arbres, puis y retourner de la même manière (McCarthy 1940). Les peuples aborigènes partagent également une croyance selon laquelle l’âme de chaque individu rejoint un monde céleste après le décès, et les Wiradjuri croient que l’esprit du défunt peut hanter son lieu de vie et élire domicile dans un grand arbre (Howitt 1904). Les taphoglyphes semblent alors constituer le chemin par lequel l’âme du défunt retournera dans le monde céleste (McCarthy 1940).
Les motifs des taphoglyphes sont parfois gravés de manière superficielle dans l’écorce, mais souvent, une plaque d’écorce ou d’aubier est retirée et le motif est gravé dans le bois. Les essences d’arbres utilisées pour la création des taphoglyphes sont variées et incluent des buis, des conifères et des eucalyptus (Black 1941). Cette coutume des Wiradjuri et des Kamilaroi, probablement très antérieure aux premiers contacts avec les colons britanniques au début du XIXe siècle (Black 1941), semble décliner peu à peu après la colonisation (Vaughan 2017).
En 1848, de l’autre côté du globe, lorsque la nouvelle se répand que de l’or a été découvert dans l’American River, plus de 300 000 personnes affluent en quelques années vers l’Ouest américain (Starr et Orsi 2000). Parmi elles, un petit nombre de Basques, venus d’Amérique Latine et d’Europe, joignent la Californie dans l’espoir d’y faire fortune.
Rapidement, la plupart des immigrants basques échouent en tant que prospecteurs d’or, mais beaucoup saisissent une autre opportunité offerte par les vastes prairies californiennes en s’établissant comme bergers (Douglass 2013). Au cours des décennies suivantes l’immigration basque se poursuit, leur activité se développe et, peu à peu, ils s’étendent au-delà de la Sierra Nevada et gagnent la région du Grand Bassin. En 1900, la population basque de l’Ouest américain compte un millier de personnes, essentiellement réparties en Californie, dans le Nevada et en Idaho, et deux tiers d’entre eux vivent de l’élevage (Arrizabalaga 2000).
Les premiers bergers basques de l’Ouest américain sont typiquement de jeunes hommes célibataires, parfois déshérités par application du droit d’aînesse en vigueur dans leur communauté, peu instruits et ne parlant pas anglais (Douglass 2013). Pendant les mois d’été, ils parcourent les montagnes de la Sierra Nevada avec leur troupeau. Leur seule compagnie se résume alors à quelques centaines de moutons, deux ou trois chiens et un cheval ou un âne. Leur activité les isole de la société américaine, et ils passent plusieurs jours d’affilé sans aucun contact humain (Mallea-Olaetxe 2001; 2010).
L’isolement et l’ennui incitent les bergers à graver des textes ou des images sur les peupliers environnants. Ils inscrivent généralement un nom ou une date, et livrent plus rarement des détails sur leur vie quotidienne : ils évoquent leur activité professionnelle, se lamentent sur leur solitude, sur la rigueur du climat et sur leurs problèmes financiers, ou bien décrivent leurs expériences sexuelles avec des prostituées, en incluant parfois des dessins érotiques et pornographiques. Ils expriment leur opinion sur des événements politiques tels que la guerre civile espagnole (1936-1939), gravent des messages humoristiques, évoquent leur pays natal avec nostalgie, et manifestent leur deuil à la suite d’un décès dans leur famille. Parfois, ces inscriptions permettent aux bergers d’entrer en contact les uns avec les autres et d’exprimer leur solidarité dans cet environnement nouveau et peu accueillant (Mallea-Olaetxe 2001; 2010). À bien des égards, elles semblent donc fonctionner comme une sorte de réseau social rudimentaire, permettant aux bergers d’échapper à la solitude et à l’ennui, de laisser libre cours à leur créativité, d’exprimer leurs idées et leurs opinions, et de maintenir un contact avec leur communauté.
Les dendroglyphes des bergers basques témoignent également de leur intégration graduelle dans la société américaine : beaucoup apprennent quelques mots d’anglais qu’ils retranscrivent phonétiquement, puis anglicisent leur propre nom quelques années après leur arrivée aux États-Unis (Mallea-Olaetxe 2001; 2010). Toutefois, en dépit des centaines de milliers d’inscriptions ainsi gravées entre 1850 et 1970, la présence des bergers basques dans l’Ouest américain reste longtemps discrète et relativement ignorée. L’étude de ces dendroglyphes, menée par Joxe Mallea-Olaetxe, commence vers la fin des années 1980 et ressemble de plus en plus à une course contre la montre : les arbres servant de support à l’art des bergers basques sont presque exclusivement des peupliers faux-trembles vivant typiquement entre 100 et 120 ans (Mueggler 1989), ce qui signifie que les témoignages datant du XIXe siècle se font rares. L’étude des dendroglyphes de l’Ouest américain promet néanmoins de nouvelles découvertes passionnantes sur la vie peu connue de ces migrants.
L’Europe n’est pas en reste en ce qui concerne les inscriptions sur des arbres, bien que celles-ci restent relativement peu documentées : moins exotiques et perçues comme individualistes, elles suscitent généralement l’indifférence, sinon la désapprobation, de la société européenne (Oliver et Neal 2010). Néanmoins, elles apportent parfois un regard neuf sur l’histoire d’un lieu.
Sur le site de Wayland’s Smithy, situé dans le comté anglais de l’Oxfordshire, se dresse un tumulus allongé, une structure mortuaire préhistorique édifiée entre -3 600 et -3 400 (Whittle, Bayliss, et Wysocki 2007). Le monument est d’un grand intérêt archéologique, et le mythe qui l’entoure depuis quelques centaines d’années mérite quelques mots : le nom du lieu dérive de Wayland the Smith (aussi connu sous les noms de Weland, Wieland ou Völund), un dieu forgeron de la mythologie germanique. D’après le folklore local, un forgeron invisible vivait à Wayland’s Smithy ; et si un voyageur voulait faire ferrer son cheval, il lui suffisait de le laisser sur place avec une pièce de monnaie. Il retrouverait alors son cheval ferré à son retour (Thurnam 1862).
Malgré l’intérêt historique du monument, le regard et la curiosité des visiteurs peuvent être détournés vers un autre élément du paysage : les hêtres qui encerclent le tumulus, vraisemblablement plantés vers 1810, sont couverts d’inscriptions datant, pour certaines, des années 1860 (Oliver et Neal 2010). Si on peut y trouver des noms ou des messages d’amour, les dendroglyphes de Wayland’s Smithy font aussi référence à des événements marquants : l’année 1914 est mentionnée plusieurs fois, évoquant le début de la première guerre mondiale (Oliver et Neal 2010). Ils témoignent également de l’intérêt croissant du public pour les monuments préhistoriques au XIXe siècle, et conservent une trace d’activités récréatives tranchant nettement avec l’usage mortuaire du lieu. L’un des hêtres arbore ainsi la mention « PICNIC SEPT 8TH 1896 ». En réponse, un texte gravé sur la face opposée de l’arbre indique « PICNIC SEPT 8TH 1996 », établissant ainsi une forme de dialogue entre deux générations de visiteurs séparées d’un siècle (Oliver et Neal 2010).
Comme le soulignent les archéologues Jeffry Oliver et Timothy Neal, les dendroglyphes de Wayland’s Smithy illustrent l’évolution de l’usage du lieu au cours du temps, elle-même étroitement liée à l’évolution culturelle des sociétés. Ils témoignent de la réappropriation d’un site archéologique par les populations contemporaines, qui interagissent activement avec l’identité du lieu. Tout comme le tumulus, les hêtres gravés font désormais partie intégrante du site et participent à l’expérience vécue par les visiteurs (Oliver et Neal 2010).
D’un point de vue botanique, une caractéristique frappante des dendroglyphes dans les exemples cités est la relative constance dans l’identité des arbres servant de support : pour montrer son amour à Œnone, Pâris grave son nom sur un peuplier (Populus sp.) et sur des hêtres (probablement Fagus sylvatica ou F. orientalis, ou bien leur hybride F. × taurica) ; les bergers basques de l’Ouest Américain gravent presque exclusivement sur des peupliers faux-trembles (Populus tremuloides), mais aussi rarement sur d’autres espèces de peupliers, sur des conifères (Pinus spp. et Abies spp.) et sur des aulnes (Alnus spp.) ; en Europe, l’espèce de prédilection est le hêtre commun (Fagus sylvatica). Seuls les peuples aborigènes d’Australie semblent utiliser une diversité d’espèces différentes, dont des buis (Buxus spp.), des conifères (Pinus spp., Callitris spp.) et des eucalyptus (E. melliodora, E. camaldulensis). Cette observation peut s’expliquer simplement par le fait que les arbres les plus recherchés pour graver des messages doivent avoir une écorce lisse, comme le hêtre et les peupliers. Dans le cas des peuples Wiradjuri et Kamilaroi, l’utilisation d’essences variées peut être liée au fait qu’ils creusent généralement plus profondément dans le bois, et n’ont donc pas de contrainte particulière sur l’aspect extérieur de l’écorce.
L’étude des dendroglyphes nous offre un regard nouveau sur l’utilisation des arbres par l’homme : on connait généralement bien leurs applications économiques (bois, papier, alimentation, produits à visée thérapeutique, horticulture), mais on ignore souvent les formes spontanées d’expression ou d’art telles que les dendroglyphes. Pourtant, leur omniprésence dans des civilisations aussi diverses que l’Australie précoloniale, l’Empire romain ou l’Angleterre du XIXe siècle témoigne de leur importance culturelle, et nous invite à leur accorder plus d’attention. La prochaine fois que vous irez au parc, prenez le temps d’observer les hêtres et les peupliers : vous pourriez y découvrir des traces des générations passées.
Adrien Delattre
- Arrizabalaga, Marie-Pierre. 2000. « Les Basques dans l’Ouest américain (1900-1910) ». Lapurdum, no 5 (octobre): 335‑50. Lien
- Black, Lindsay. 1941. Burial Trees: Being the First of a Series on the Aboriginal Customs of the Darling Valley and Central New South Wales. Robertson & Mullens. Lien
- Douglass, William A. 2013. « Basque Immigration in the United States ». BOGA: Basque Studies Consortium Journal. Lien
- Etheridge, Robert Jr. 1918. « The Dendroglyphs, or “Carved Trees” of New South Wales ». Memoirs of the Geological Survey of New South Wales: Ethnological Series 3: 104.
- Howitt, Alfred William. 1904. The Native Tribes of South-East Australia. London: Macmillan and Co. Lien
- Mallea-Olaetxe, Joxe. 2001. « Carving out History: The Basque Aspens ». Forest History Today, 44‑50. Lien
- Mallea-Olaetxe, Joxe. 2010. « Basque Aspen Carvings: The Biggest Little Secret of Western USA ». In Wild Signs: Graffiti in Archaeology and History, 5‑13. Oxford: Archaeopress. Lien
- McCarthy, Frederick D. 1940. « The Carved Trees of New South Wales ». The Australian Museum Magazine 7 (5): 161‑66. Lien
- Mueggler, Walter F. 1989. « Age Distribution and Reproduction of Intermountain Aspen Stands ». Western Journal of Applied Forestry 4 (2): 41‑45. Lien
- Oliver, Jeff, et Tim Neal. 2010. « Elbow Grease and Time to Spare: The Place of Tree Carving ». In Wild Signs: Graffiti in Archaeology and History, 15‑22. Oxford: Archaeopress. Lien
- Starr, Kevin, et Richard J. Orsi, éd. 2000. Rooted in barbarous soil: People, culture, and community in Gold Rush California. California history sesquicentennial series 3. Berkeley: University of California Press.
- Thurnam, John. 1862. « On Wayland’s Smithy, and on the Traditions Connected with It ». Wiltshire Archaeology and Natural History Magazine 7: 321‑33. Lien
- Vaughan, Priya. 2017. « Pay Attention: Aboriginal Art in NSW ». The Australian National University. Lien
- Whittle, Alasdair, Alex Bayliss, et Michael Wysocki. 2007. « Once in a Lifetime: The Date of the Wayland’s Smithy Long Barrow ». Cambridge Archaeological Journal 17 (S1): 103‑21. Lien
6 commentaires
Qu’en pensent les arbres ?
Bonjour,
Merci pour votre commentaire, qui me donne l’occasion de préciser mon point de vue. Bien entendu, toute blessure de l’écorce favorise la colonisation de l’arbre par des agents pathogènes (bactéries, champignons, virus). De plus, même pour des blessures superficielles, l’arbre doit mettre en place un système de défense nécessitant la synthèse de composés coûteux en termes énergétiques (lignine et subérine par exemple).
Par ailleurs, il est sans doute bon de rappeler qu’une gravure sur le tronc d’un arbre dans un lieu public constitue un acte de vandalisme, qui est considéré en France comme une infraction exposant leur auteur à une amende.
Je ne cautionne donc pas l’inscription de textes ou de dessins sur l’écorce des arbres, uniquement leur étude.
Merci pour cet article très intéressant. Je rejoins Claire sur sa préoccupation et votre réponse éclaire sur la sanction.
Toutefois, je trouve intéressant de voir que tout humain, au cours de l’évolution des civilisations, à chercher à dialoguer, à se mettre en relation avec « l’autre » cet étranger, sur des supports multiples.
J’ai déjà vu des arbres avec des graffitis à Paris et ailleurs. Mais je ne connaissais pas les aspects ethnographique et philosophique et le sens de la dendrographie. Je m’interroge sur cette forme « d’art vivant ». La encore, il y a, me semble-t-il, plusieurs usages. De celui qui balbutie un langage nouveau pour communiquer dans un pays autre que celui de sa naissance, à la formalisation d’une démarche initiatique et symbolique tel un scribe, pour en faire un art. L’arbre pris comme tatouage à l’instar de tribu ancienne sur le corps d’un humain pour indiquer sa place et son rang dans la société ? (Peut-on y voir un « déplacement » de la ritualisation symbolique ? (ce n’est plus le corps qui porte les symboles du rang mais un arbre). L’arbre (sa qualité, les graffitis qui y sont posés) indiquerait un espace d’appartenance, comme la délimitation d’un territoire ? Merci d’avoir éveillé à la curiosité et de l’intérêt pour cet usage.
Cet article est effectivement très intéressant; je ne connaissais pas cet aspect culturel des dendroglyphes; affaire à suivre…
Ne craignez-vous pas qu’avec cette publication, l’individu actuel qui tient absolument à laisser la trace de son passage, nominatif et qui n’a rien d’ethnique) fasse payer ce tribu à l’écorce de nos arbres encore vierge ?
Bonjour,
Merci de votre commentaire. Je comprends votre inquiétude, mais je pense que le public de Tela Botanica est déjà sensibilisé à ces questions et ne sera probablement pas influencé dans ce sens par l’article.
J’admets que cette question a été laissée de côté lors de la rédaction de l’article, et que j’aurais dû inclure un avertissement afin de dissuader les lecteurs de graver l’écorce des arbres. C’est une erreur de ma part de ne pas l’avoir fait. En revanche, je ne pense pas que cela remette en cause le bien fondé de l’article, qui a pour objectif d’explorer les dendroglyphes en tant qu’objet d’étude historique et archéologique.