« La dépouille du bled »

Dans le cadre de notre appel à rédaction d’articles sur le thème des herbes folles, Jean-Patrice Matysiak nous emmène voyager dans le temps à la rencontre des "dépouilles du bled".
Senecio vulgaris L. [1753] (bdtfx) par Paul Fabre
Séneçon commun, Senecio vulgaris L. par Paul Fabre - Tela Botanica CC BY-SA

La dépouille du bled

« La dépouille du bled », tel est le terme employé sous l’Ancien Régime pour désigner les adventices des champs de céréales. C’est dans un document daté de 1742 que j’ai découvert ce terme, document relatif au partage des marais d’une commune d’Artois, Carvin-Epinoy. À l’époque, de nombreux conflits apparaissent entre les Intendants, représentants du pouvoir royal, et les communautés villageoises, au sujet du partage et de la mise en culture des pâturages communs. C’est que les petites gens, manouvriers, journaliers et autres pauvres, très petits particuliers ou sousgens comme on les désigne parfois, subsistent grâce à ces marais communs. Ils y mettent une vache, y travaillent le lin, y tourbent, y habitent même parfois.

Et l’Intendant, dans son plaidoyer en faveur du défrichement et de la mise en culture des marais, avance cet argument selon lequel la végétation des marais est si pauvre que « l’herbe qu’on va cueillir dans les bleds croissants pour les vaches serait estimée plus que l’herbe qu’elles pourraient tirer à dents en pâturant », avantage appelé « dépouille du bled » précise t-il. Une sorte d’équilibre s’est instaurée entre l’exploitant de la terre et une population pauvre qui a le droit de « dépouiller » le champ de ses herbes et de glaner après la moisson.

Mais la machine est en marche, et les défrichements initiés sous l’Ancien Régime se poursuivront après la Révolution.

À cette économie de subsistance va succéder, au 19e siècle, une économie de marché. Les pauvres qui mènent leur vache au marais vont peu à peu faire partie du folklore et ne plus figurer que sur les tableaux accrochés dans le salon des demeures bourgeoises : une nostalgie.
Les techniques de semis et de désherbage vont également évoluer. Il ne sera plus question d’aller chercher de l’herbe dans les « bleds croissants ». Cette herbe va devenir inutile, pire : indésirable, mauvaise. Au 19e siècle, de l’acide était utilisé pour lutter contre les « malherbes ».

Mais les progrès agricoles seront si poussés qu’après la seconde guerre, une sorte de désert
va s’installer. Sans Coquelicot, sans Bleuet, règne un désert de sens. Une autre nostalgie, car à quoi ça rime tout ça ? Et les herbes seront semées tendrement sur les ronds-points et à l’entrée des villes. Elles deviendront le symbole de ce qui n’est pas sage, de ce qui est sauvage, un peu comme les rebelles : des herbes folles.

Et le manant d’il y a 250 ans serait bien surpris de notre engouement pour ces messicoles ou « dépouilles du bled », sans doute surpris aussi de nous voir tondre de l’herbe pour la laisser pourrir dans un coin ou pratiquer des « fauches tardives ». Comment expliquer ce monde-là à quelqu’un qui « subsistait » ?

Mais j’ai aussi en mémoire ce passage d’un texte du début du 18e siècle découvert aux Archives départementales du Nord. Il y est dit qu’alors, la famine fut telle que les gens se résignèrent à manger du Séneçon. C’était une des dernières plantes disponibles, et on sait pourquoi
elle arrivait en dernier recours : elle provoque une intoxication irréversible du foie, sévère voire
mortelle. Tout semble si loin, mais tout est si proche.

« Quand nous croiserons le Séneçon, il nous dira la famine. » »

Les appels à articles

Cet article a été rédigé par Jean-Patrice Matysiak suite à l’appel à articles sur le thème “Les herbes folles du milieu urbain au monde rural”

Si le principe des appels à articles vous intéresse, n’hésitez pas à consulter régulièrement le site de Tela Botanica ainsi que ses réseaux sociaux pour prendre prochainement connaissance du prochain thème. Au plaisir de vous lire !

8 commentaires

  1. Bravo pour ce texte évocateur. Le « petit peuple des campagnes » est représenté sur de nombreuses cartes postales à travers la France. Vous trouvez également au même titre des cartes postales de centenaires, qui faisaient également partie des « curiosités ».

  2. Vpus écrivez « après la seconde guerre, une sorte de désert va s’installer ». Je vous laisse l’expression, mais il convient de distinguer les messicoles (qui poussent en même temps que les céréales) et les herbes des chaumes. J’ai assez longtemps accompagné ma grand-mère (petite paysanne) pour ramasser les herbes à lapins, pour dire que les chaumes n’étaient pas des déserts dans les années 1960. L’apparition de chaumes « propres » est bien plus tardive.

    Quant aux plantes de famine, le choix est effectivement entre mourir de faim tout de suite et mourir intoxiqué quelques mois après. Le problème est bien connu pour la gesse.

  3. Vous pourriez me débroussailler un peu cette phrase:  » « l’herbe qu’on va cueillir dans les bleds croissants pour les vaches serait estimée plus que l’herbe qu’elles pourraient tirer à dents en pâturant », j’ai du mal à comprendre dans ce contexte le mot « croissant » ainsi que « tirer à dent »….
    Merci!

    1. « les bleds croissants » = les blés qui commencent à pousser.

      « tirer à dent » = brouter

      En résumé : l’herbe sauvage qu’on arrache dans les champs de blé est plus appréciée des vaches que celle qu’elles broutent dans les pâtures communes.

      Et voilà !

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