La légende cambodgienne du jardinier régicide

À Phnom Penh se trouve, en centre-ville, la « rue du roi aux concombres doux », bien connue des habitants de la ville. Le nom de cette rue est une allusion à une fameuse légende cambodgienne : la légende du jardinier régicide.

La rue 63, qui s’étend à Phnom Penh du Nord au Sud, entre le Marché Central et le Sénat, est bien connue des résidents, cambodgiens ou étrangers. C’est une rue animée, cosmopolite, qui abritait jusqu’à il y a une dizaine d’années des « salons de massage » vietnamiens. On y trouve aujourd’hui de nombreux commerces, des restaurants, et même un hôtel de luxe d’une grande chaîne internationale qui s’y est construit il y a deux ans.

Toutes les rues de Phnom Penh portent des numéros et des noms ; celles qui sont orientées d’est en ouest portent des numéros pairs, les rues orientées du nord au sud portent des numéros impairs. Souvent, les rues sont désignées uniquement par leurs numéros, mais certaines d’entre elles sont plus connues par leur nom, comme le boulevard Norodom Sihanouk (rue 274), la rue Pasteur (rue 51), ou encore le boulevard Norodom, parfois qualifié de « Champs Elysées de Phnom Penh » (rue 41). C’est plutôt sous son nom khmer de « vithei preah trasak ph’aèm » (វិថី ព្រះត្រសក់ ផ្អែម), littéralement la « rue du roi aux concombres doux », que les Phnompenhois connaissent la rue 63.

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Plaque de la rue du roi aux concombres doux (Photographie : มองโกเลีย๔๔, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

La légende de ce roi est bien connue, et elle est même considérée comme un fait historique, qui se serait déroulé à l’époque angkorienne (entre le IXe et le XIIIe siècles), par bon nombre de Cambodgiens. Feu Norodom Sihanouk lui-même, ancien roi du Cambodge et père du monarque actuel, affirmait qu’il était un descendant de ce fameux roi.

Les annales cambodgiennes rapportent qu’un jeune homme avait un talent exceptionnel pour cultiver les concombres, dont la saveur était étonnamment douce. On l’appelait le « sieur aux concombres doux » (នាយ​ត្រសក់​ផ្អែម [neay trasak ph’aèm]). Le roi lui-même était friand de ces fruits, tant et si bien qu’il donna finalement l’ordre au talentueux jardinier de lui réserver la totalité de sa production.

Or, il arriva un jour que le jardinier se plaignît au roi de nombreux vols : de vils personnages sans foi ni loi, aveuglés par leur gourmandise coupable et n’ayant aucune considération pour les désirs du roi, s’introduisaient subrepticement dans son champ, la nuit, pour dérober le fruit de son dur labeur, et priver ainsi le souverain de ces succulents légumes. Se sentant outragé par ce crime de lèse-majesté, le monarque fit remettre une lance au jardinier, lui donnant l’autorisation d’exécuter sur-le-champ et sans autre forme de procès quiconque tenterait de s’introduire dans la plantation pour voler les précieux concombres, sans craindre d’être poursuivi pour meurtre.

Une nuit, l’auguste personnage, pris d’une fringale, s’habilla rapidement et décida d’aller cueillir une ou deux de ses cucurbitacées préférées. Arriva ce qui devait arriver : la lune, voilée les nuages, ne projetait sur le sol qu’une lumière blafarde, le roi fit du bruit en arrivant dans le champ, le jardinier se réveilla et, ne reconnaissant pas l’intrus, le transperça de la lance royale.(1)

Les ministres, admettant que le régicide avait été involontaire et jugeant que le jardinier n’était finalement pas coupable, d’autant plus qu’il n’avait fait que respecter à la lettre les ordres du roi, renoncèrent à le faire mettre à mort. Considérant en outre qu’un homme qui cultivait les concombres comme tout le monde et en obtenait de si bons devait être béni des dieux, ils décidèrent même de placer le jardinier sur le trône, et de lui donner la fille du roi défunt comme épouse.

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Statue du roi aux concombres doux dans une cour de l’Université des Beaux-Arts de Phnom Penh (Photo : Veasna Tith)

Note :

(1) Jean Moura (1827-1885), dans Le Royaume du Cambodge, donne une version légèrement différente de l’histoire : pendant une nuit sombre, le roi avait voulu en réalité s’assurer si le jardinier faisait bonne garde ; il sortit de son palais sans escorte et s’en alla pénétrer dans l’enclos réservé. Le jardinier l’aperçut, sans qu’il fût possible de la distinguer assez pour le reconnaître, et croyant affaire à un voleur il jeta sur lui sa lance et l’atteignit mortellement.

3 commentaires

    1. Il s’agit tout simplement du concombre que nous connaissons bien (Cucumis sativus).
      Une anecdote : certains Khmers, notamment dans la région d’Angkor où le fruit est couramment cultivé, appellent maintenant « concombre doux » (donc [trâsâk ph’aèm} une variété de petite taille et particulièrement sucrée de melon (appelé [trâsâk srov] en khmer). J’avais crû avoir fait une découverte, en pensant que le jardinier cultivait en fait des melons, jusqu’au jour où l’on m’a expliqué que ce nom de « trâsâk ph’aèm » était en réalité une corruption du mot « trâsâk srov ph’aèm » : melon doux.
      PS: Le concombre amer, couramment consommé par les Cambodgiens, est appelé en khmer [mréah], rien à voir avec le nom du conbombre.

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