Encre de Chine #Art et Botanique

« Qui possède une bonne encre est comme un général célèbre qui possède un fier coursier ! »

L’origine de la phrase chinoise ancienne reproduite ci-dessus (dans le texte : 有佳墨者,犹如名将之有良马也) est incertaine, mais elle est souvent citée dans les textes chinois parlant de l’encre traditionnelle ; elle met l’accent sur la nécessité, pour un calligraphe ou un peintre chinois, d’avoir une encre de qualité.

Dans le monde sinitique (pour simplifier : Chine, Japon, Corée et Vietnam), l’encre (墨 [mò]) est peut-être le plus important des « quatre trésors du cabinet du lettré »  (文房四宝 [wénfáng sìbǎo]) (les trois autres trésors sont le pinceau, la pierre à broyer l’encre, et le papier).

 

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Une pierre à encre (砚台 [yàntái]) en forme d’étang (Photographie : 用心阁/Yongxinge, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons)

Il est essentiel, pour le calligraphe chinois, de disposer d’une encre de belle facture, résistant au temps et produisant un noir irréprochable. L’une des caractéristiques de l’encre chinoise traditionnelle est qu’elle se présente sous la forme de bâtonnets solides, de tailles diverses, qui ont le plus souvent la forme d’un parallélépipède rectangle et qui sont généralement ornés de gravures ou de bas-reliefs décoratifs plus ou moins élaborés. On trouve aussi de l’encre de Chine liquide prête à l’emploi (appelée 墨汁 [mòzhī], littéralement « jus d’encre ») vendue en petites bouteilles en plastique, mais le bâtonnet d’encre demeure le choix de prédilection de tout calligraphe digne de ce nom.

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Encre liquide prête à l’emploi (Photographie : Ronggy, Domaine public, via Wikimedia Commons)

L’encre la plus fameuse de Chine est celle qui est fabriquée de façon artisanale dans le district de Huizhou, dans la province de l’Anhui. Cette encre est simplement appelée « encre de Huizhou » (徽墨 [huīmò]). Mais l’encre de Chine est également fabriquée dans d’autres régions de l’Empire du Milieu.

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Des bâtonnets d’encre de Huizhou qui, mis côte à côte, forment deux paysages (Photographie : Auteur inconnu, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons)

L’encre chinoise est une encre au carbone, c’est-à-dire une encre constituée d’un pigment noir d’origine végétale (pour l’encre de Chine, il s’agit de suie) et d’un liant. A ces deux composants de base, les fabricants d’encre chinoise ajoutent divers autres ingrédients. Ils ajoutent notamment du camphre de Bornéo (bornéol, 冰片 [bīngpiàn]), produit insectifuge qui protégera le papier sur lequel est écrit la calligraphie contre les insectes. On utilise aussi divers produits aux vertus aromatiques, car l’encre brute a une odeur désagréable. La composition de l’encre varie d’un fabricant à l’autre.

Le pigment utilisé en Chine est traditionnellement de la suie de pin (松烟 [sōngyān]) (racines ou branches, de préférence provenant d’un vieux pin, car contenant plus de matière grasse), mais la raréfaction du pin a conduit à la recherche et à l’utilisation d’autres matières premières, notamment l’huile de tung (桐油 [tóngyóu]), « une huile jaune pâle extraite par pressage des graines oléagineuses de deux arbres du genre Vernicia (V. fordii et V. montana)… originaires du sud de la Chine » (voir ici l’article que Wikipedia consacre à l’huile de tung). D’autres huiles ou graisses (saindoux) et végétaux permettant de produire de la suie peuvent aussi être utilisés. (Dans la vidéo ci-dessous, le combustible utilisé pour produire la suie est de l’huile de tung.)

Pour recueillir la suie, on place le combustible au fond d’un récipient. Le combustible est allumé, et la suie qui s’élève lors de la combustion est recueillie dans un récipient creux placé au-dessus du récipient de combustion. La suie obtenue est soigneusement purifiée (par filtrage ou décantation) et récupérée. Elle doit avoir la consistance de la poussière. Ce processus est parfaitement illustré dans la vidéo qui se trouve ci-dessous. Les meilleurs artisans réservent la suie pendant un an avant de l’utiliser.

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Fabrication de la suie de pin (illustration du Tiangong kaiwu (《天工开物》, encyclopédie agricole et technique compilée par Song Yingxing au XVIIe siècle) (Photographie : Song Yingxing  1587-1666 AD, Domaine Public, via Wikimedia Commons)

La suie est ensuite mélangée avec le liant. Le liant utilisé en Chine est de nature lipidique : il s’agit de gélatine de peau et d’os de bovin, qui se présente sous une forme solide, paillettes ou copeaux, et doit être chauffée afin d’être liquéfiée, et avec les autres ingrédients, de façon à obtenir une pâte assez visqueuse. Il est essentiel de marteler longtemps le pâton d’encre sur un billot en bois à l’aide d’un marteau pour mélanger intimement tous les ingrédients et pour évacuer toute bulle d’air qui risquerait de causer un éclatement du bâtonnet d’encre lors du séchage.

Le pâton d’encre est placé dans un moule et fortement pressé, avant d’être démoulé. On obtient un bâtonnet à la texture élastique. Ce bâtonnet est ébavuré à la main (les bavures sont produites par le pressage) et laissé à sécher pendant un an. Les bâtonnets doivent être retournés tous les jours. Le décor des bâtonnets est façonné dans le moule. Les fabricants d’encre fabriquent et gravent eux-mêmes leurs moules en bois.

Pour utiliser l’encre solide, il faut verser un peu d’eau au fond de la pierre à encre et « broyer » l’encre en frottant fermement l’une des extrémités du bâtonnet contre le fond de la pierre à encre, jusqu’à obtenir la bonne consistance. Il suffit ensuite d’imbiber la pointe du pinceau pour pouvoir écrire ou peindre.

Aujourd’hui, l’encre n’est plus guère utilisée que par les calligraphes et sa production a fortement diminué, mais les superbes bâtonnets d’encre peuvent faire de jolis cadeaux, et des collectionneurs se les arrachent.

La vidéo ci-dessous illustre la méthode traditionnelle de fabrication de l’encre de Chine :

Si le sujet des encres anciennes vous intéresse, je vous recommande chaleureusement la lecture de l’excellente monographie Les encres noires au Moyen-Âge (jusqu’à 1600) de Monique Zerdoun Bat-Yehouda, publiée en 1983 aux éditions du CNRS. Cette monographie est disponible sur Persée, cliquez sur le bouton ci-dessous pour y accéder.

1 commentaire

  1. Merci pour ce magnifique article très intéressant et très bien documenté !
    J’adore les couleurs, chaque semaine je publie une couleur sur mes réseaux sociaux. C’est un prétexte pour en apprendre sur tous les sujets : nature, histoire, culture… Mais surtout ce sont de petites infos « Good feeling » qui mettent de bonne humeur. C’est exactement ce que j’ai ressentis en lisant votre article. Par ce noir d’encre vous nous avez fait voyagé et découvrir des infos surprenante et intéressante. Merci à vous et à tout votre travail botanique en général. Je vous souhaite de continuer ainsi très longtemps.

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