Le krâsang, un fruit contondant

Le fruit appelé « krâsang » est apprécié des Cambodgiens et des Thaïs pour son acidité. Sa pulpe est notamment utilisée pour assaisonner certaines soupes. Je vous propose de découvrir ici quelques aspects de ce fruit pratiquement inconnu en Occident.

Le fruit appelé « krâsang » (ផ្លែ​ក្រសាំង) en khmer est porté par un arbre connu parfois sous le nom de féronie de Java ou arbre de fer. Le nom binomial est Feroniella lucida (synonymes : Feronia lucida, Citrus lucida, Feroniella oblata). Il est présent en Asie du Sud-Est continentale (Thaïlande, Cambodge, Laos, Vietnam) et à Java. C’est un proche parent des Citrus. Il peut d’ailleurs servir de porte-greffe à des arbres de ce genre. C’est la seule espèce du genre Feroniella. Il a été décrit scientifiquement pour la première fois en 1913 dans le Bulletin de la société française de botanique.

C’est donc un arbre « ne dépassant pas 20 m, à écorce rugueuse ; rameaux totalement inermes ou armés d’épines de 8 cm de long », d’après Matthieu Leti et al. (Flore Photographique du Cambodge, p. 496). Pauline Dy Phon explique dans son Dictionnaire des plantes utilisées au Cambodge que c’est un arbre « des forêts denses des fourrés secondaires de l’Indochine et de Java (Indonésie), souvent cultivé pour ses fruits condimentaires. Ses fruits, de la grosseur d’une mandarine, servent comme élément acide dans des préparations culinaires cambodgiennes « sâmlâ mchur » par exemple. Les fleurs sont également utilisées comme légumes ou pour préparer certains plats. L’écorce sert à confectionner des baguettes d’encens. » (Les fruits que j’ai eu l’occasion de voir ont plutôt la taille d’une pomme.)

Au Cambodge et en Thaïlande, la chair du fruit est utilisée en guise de condiment pour des soupes acides (les « sâmlâ mchur » dont parle Pauline Dy Phon) et entrent dans la composition de diverses sauces trempettes. Mais à l’inverse de la plupart des autres légumes ou fruits utilisés comme ingrédients acides dans les préparations culinaires cambodgiennes, qui peuvent aussi être consommés crus, agrémentés d’un mélange de sel, sucre et piment, la chair du krâsang n’est pas consommée seule, car elle est jugée beaucoup trop acide.

D’après Matthieu Leti et al. (voir référence ci-dessous), l’espèce a aussi des vertus médicinales : l’écorce, les fruits et les feuilles peuvent être utilisées pour soigner le prolapsus utérin ; les feuilles et les fleurs ont des vertus digestives. Pauline Dy Phon explique encore que l’écorce sert à confectionner des baguettes d’encens.

Au Vietnam, le fruit est probablement consommé aussi, mais la page en vietnamien que Wikipedia consacre à cette espèce (voir ici) précise que l’arbre est souvent utilisé pour réaliser des bonsaï (remarque : en chinois et en japonais, le terme « bonsaï » –  盆栽, prononcé [pénzāi] en chinois – désigne littéralement des « plantes en pot », et pas forcément des plantes miniatures cultivées dans des pots de petites dimensions). Ainsi, la photo ci-dessous est présentée comme étant un bonsaï de Feroniella lucida se trouvant dans le zoo et jardin botanique de Saïgon :

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Photographie : Nguyễn Thanh Quang, CC BY-SA 3.0

Le fruit a pour caractéristique d’avoir une écorce extrêmement dure. Pour couper en deux le fruit ci-dessous, j’ai dû m’armer d’une feuille de boucher et d’un marteau : la couteau denté avec lequel j’avais tenté dans un premier temps de fendre le fruit a à peine réussi à entamer l’épiderme !

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Krâsang (Photographie : Pascal Médeville)

Cette caractéristique bien connue des Cambodgiens est illustrée dans un poème burlesque célèbre de Pich Tum Krovil (ពេជ្យ ទុំ​ក្រវិល, 1943-2015), qui m’a inspiré le titre du présent billet : « L’Homme au krâsang » (បុរស​ផ្លែក្រសាំង​). Je vous propose ci-dessous ma traduction de ce poème :

1.
En pleine saison sèche, à l’ombre d’un krâsang,
Un homme s’arrête, pour se rouler une cigarette,
Se reposant à l’ombre, au bord d’une diguette
D’un joli champ de citrouilles.

2.
Il se met à râler : « En y réfléchissant,
Un peu intensément, la nature est mal faite !
Et là elle n’est pas juste, quand elle donne des citrouilles
Grosses comme des paniers.

3.

En effet les citrouilles ont l’habitude
De ramper sur le sol, tandis que le krâsang,
Qui a l’ombre si fraîche, a des fruits minuscules.
Il y a quelque chose qui ne va pas !

4.
Avec cet arbre immense, des fruits comme des citrouilles,
Ce serait magnifique ! » Juste à ce moment-là,
Un vent furieux survient, grondant comme un avion,
Secouant le krâsang.

5.
Les branches s’agitent, à s’en presque briser
Car le vent souffle fort ; un fruit se détache.
Quand il tombe sur la tête de l’homme, ce krâsang assassin
Lui met devant les yeux trente-six chandelles.

6.
Des mains couvrant son chef, notre homme s’écrie :
« La nature est bien faite ! Car gros comme une citrouille,
Ce fruit à la peau dure m’aurait cassé la tête,
Et je mangerais maintenant les pissenlits par la racine ! »

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