La légende cambodgienne de l’aréquier et du bétel
Si vous avez voyagé en Asie du Sud-Est, dans le sud de la Chine ou à Taïwan, peut-être avez-vous remarqué des personnes mâchonnant une chique qui donne à leurs lèvres et à leur bouche une couleur rouge-sang. Parfois même, l’excès de salive est recraché sous la forme d’un jet liquide dont la couleur ressemble à s’y méprendre à celle du sang. Le touriste peu avisé pourrait croire qu’il voit là un tuberculeux gravement atteint. Il n’en est rien. Ces personnes sont simplement amatrices de la « chique de bétel », composée d’une noix d’arec, c’est-à-dire la noix du fruit de l’aréquier (Areca catechu, en khmer ស្លា្[sla]), fendue ou hachée, de feuilles de bétel (Piper betle, ម្លូ [mlou]) et de chaux éteinte (កំបោរ [kâm-bao], « chaux », ou កំបោរងាប់ [kâm-bao ngoap], littéralement « chaux morte »).
La chique de bétel est réputée être tonique, aussi est-elle souvent appréciée des travailleurs qui ont besoin de garder l’esprit vif. A Taïwan, par exemple les chauffeurs de poids-lourd et de taxi ont la réputation d’être de grands amateurs de cette chique. Au Cambodge, où la chique de bétel n’est guère plus consommée, il arrive que l’on voie encore de vieilles femmes, munie d’un nécessaire à bétel, préparer leur chique.
Mais l’arec et le bétel revêtent également une grande importance dans de nombreuses cérémonies traditionnelles. Au Cambodge, notamment, la fleur de l’aréquier et la chique de bétel sont des éléments indispensables de cérémonies propitiatoires célébrées à la naissance d’un enfant, ou lors de funérailles. Et une cérémonie de mariage est inconcevable sans la présence de fleur et de noix d’arec, au point que d’un enfant illégitime ou né hors mariage, on dit que c’est un enfant « sans que l’on ait coupé la noix de bétel » (កូនគ្មានខាន់ស្លា [kôn kmean kham sla]).
Une légende cambodgienne ancienne explique comment bétel, arec et chaux ont été associés pour former la fameuse chique :
Il était une fois deux frères, orphelins de père et de mère. Alors que l’aîné, appelé Soda, avait 18 ans et que le cadet, Sotha, en avait 16, ils entendirent parler d’un maître très habile dans de nombreux arts, demeurant non loin de là. Ils décidèrent d’aller voir le maître et de lui demander de bien vouloir les prendre pour disciples. Le maître, séduit par les bonnes manières et la courtoisie des deux jeunes gens, accepta de les prendre sous son aile et de leur faire bénéficier de ses enseignements.
Deux années s’écoulèrent pendant lesquelles le maître put observer les deux garçons et apprécier leur persévérance dans l’étude, au point qu’il décida de donner sa fille unique, Moni, en mariage à Soda, le frère aîné. Ce dernier nourrissait de grandes ambitions et envisageait de faire une magnifique carrière. Son jeune frère était resté inchangé, faisant preuve de beaucoup de sollicitude envers son frère aîné et sa belle-sœur, qui de son côté le traitait avec douceur. Soda en conçut de la jalousie, et suspecta que son jeune frère Sotha, envieux, convoitait Moni, aussi se mit-il à traiter Sotha avec dureté. Le jeune frère, voyant cela, et ne voulant pas causer de peine à son aîné, rassembla ses maigres possessions et quitta la maison familiale sans un mot.
Marchant dans la forêt, il arriva sur la berge d’une rivière près de laquelle poussait un grand ficus. Il s’assit au pied de l’arbre pour se reposer et, épuisé, finit par s’endormir.
Au bout de quelques minutes seulement, il entendit quelqu’un maugréer. Il ouvrit les yeux et se trouva face-à-face avec un homme immense, à l’air peu commode, armé d’un bâton. Cet homme se mit à l’invectiver :
– Quoi ! Tu oses venir ici sans me rendre hommage ! Ni encens, ni bougie, ni la moindre offrande ! Comment oses-tu ?
Soda comprit qu’il avait affaire à un Neak Ta, l’un des génies de la forêt, et qui plus est d’un Neak Ta au caractère irascible. Il se mit alors à implorer le génie, en lui expliquant combien il était malheureux et avait besoin d’aide. Le Neak Ta, intraitable, pointa le bâton vers Soda, récita une formule magique, et le pauvre jeune homme se trouva instantanément transformé en un rocher de calcaire, d’un blanc immaculé.
Sotha, pendant ce temps, découvrit la disparition de son cadet et regretta la façon dont il l’avait traité. Prenant congé de Moni son épouse et de son maître, il se mit à la recherche de Soda. Il arriva épuisé au bord de la rivière, et voulant se reposer, se mit à l’ombre du figuier et s’adossa au rocher.
À peine s’était-il assoupi qu’il fut réveillé par des vociférations. Le même Neak Ta venait reprocher au pauvre voyageur son manque d’égards. Sotha tenta bien de lui expliquer qu’il était à la recherche de son frère Soda, mais ne put amadouer le génie. Ce dernier éclata de rire et dit : « Tu veux retrouver ton frère, je vais exaucer ton vœu immédiatement ! » Il pointa son bâton vers Sotha, prononça une formule magique, et Sotha fut immédiatement transformé en aréquier, se dressant près du rocher.
Après plusieurs jours, Moni, ne voyant ni son époux ni son jeune beau-frère revenir, prit son courage à deux mains, dit au revoir à son père et, ignorant la peur et les bêtes sauvages de la forêt, partit à la recherche des deux hommes.
Arrivée au bord de la rivière, elle vit le figuier ombreux, s’assit au pied de l’aréquier, et s’assoupit. Elle aussi fut éveillée par les grondements du Neak Ta. Elle eut beau lui expliquer la situation, l’implorant de l’aider à retrouver son mari et son beau-frère, le génie malfaisant n’en conçut aucune pitié. Il lui lança en ricanant : « Tu veux les retrouver ? Regarde là : le rocher blanc, c’est ton beau-frère, et quant à l’aréquier contre lequel tu t’es appuyée, c’est ton mari ! Je vais exaucer tes vœux sans plus tarder : tu vas les retrouver dans un instant ! » Pointant son bâton sur Moni, le Neak Ta la métamorphosa en liane de bétel, qui s’enroula autour du tronc de l’aréquier et du rocher.
Quelques années plus tard, le roi, accompagné de son escorte, arriva à l’endroit où se trouvait le figuier et fut intrigué par l’aréquier se dressant à côté du rocher immaculé, avec une liane de bétel enserrant étroitement le rocher et le tronc de l’arbre.
Il voulut connaître la raison de cela et fit interroger les villageois qui vivaient aux alentours. Lorsque l’histoire lui fut racontée, il la trouva fort émouvante. Il demanda à l’un de serviteurs de lui cueillir une noix d’arec et de prendre quelques feuilles de bétel. Il les plaça sur le rocher et fit une libation d’alcool qu’il fit couler sur la noix et les feuilles. En s’écoulant sur le rocher, l’alcool prit la couleur du sang.
Le roi interpréta ce prodige comme étant la marque de l’amour qui liait ces trois malheureux et ordonna, pour perpétuer leur souvenir, que dorénavant, dans toute cérémonie célébrée pour une naissance, un mariage ou un décès, il faudrait que parmi les offrandes figurent des chiques associant la noix d’arec, la chaux obtenue en râpant le rocher blanc, et les feuilles de bétel.
(Le récit ci-avant est librement adapté de la légende que l’on peut lire dans le volume VII du Recueil de contes et légendes khmers (ប្រជុំរឿងព្រេងខ្មែរ), publié par l’Institut Bouddhique de Phnom Penh.)
La noix d’arec est présente dans toute l’Asie du Sud-Est. Dans d’autres pays, des légendes se reportant à la chique sont présentes aussi, toutes très proches les unes des autres, ce qui semble dénoter une origine commune. C’est le cas par exemple de la légende des frères Cao Tân et Cao Lang (« tân lang », prononciation vietnamienne des caractères chinois 檳榔 [bīnláng], mot d’origine malaise, qui signifie « aréquier » en chinois et en vietnamien), qui est présentée ici en français sur le site du Courrier du Vietnam. Chez l’ethnie Amis, l’une des minorités ethniques de Taïwan, on raconte encore l’histoire des frères Anan et Sayan, qui sauvèrent des griffes d’un ours noir une belle jeune fille appelée Fila, qui épousa Anan. Après moultes péripéties, Sayan fut transformé en rocher, Anan en aréquier et Fila en liane de bétel. (Le texte chinois de cette légende est accessible ici.)
PS : Concernant l’utilisation de la fleur et de la noix du bétel dans les cérémonies de mariage cambodgiennes, je vous invite à lire ici l’article publié en français, dans le numéro 13 (janvier 2008) du Bulletin de l’AEFEK (Association d’échanges et de formation pour les études khmères), par Ang Choulean, professeur à la Faculté d’archéologie de Phnom Penh.