Les scientifiques pris au piège

Les sciences naturelles existeront à condition qu'on détruise leur objet. Tel est le point de vue de Marie-Paule Nougaret, journaliste, auteur de La Cité des Plantes, en ville au temps des pollutions (Actes Sud). Article paru sur Mediapart le 1er février.

Les sciences naturelles existeront à condition qu’on détruise leur objet. Tel est le point de vue de Marie-Paule Nougaret, journaliste, auteur de La Cité des Plantes, en ville au temps des pollutions (Actes Sud). Article paru sur Mediapart le 1er février.

Les sciences naturelles existeront à condition qu’on détruise leur objet

La difficulté c’est d’y croire. Lorsque l’on a, trente ans durant, martelé qu’il fallait estimer la valeur de la biodiversité : tout ce qu’on perd à casser les milieux vivants; que négliger les coûts de pollution tuerait l’économie, ne pouvait pas durer, on s’est réjoui forcément de l’évaluation dite du millénaire, malgré ses connotations de millénarisme, de peur irraisonnée.

Les naturalistes soudain, qui voyaient leurs disciplines mourir : botanique, zoologie, microbiologie, ont reçu des budgets pour évaluer « les services » des écosystèmes. L’opération financée par l’institut (américain) « des ressources mondiales », World Ressource Institute, vise à « renforcer» les institutions scientifiques qui y participent, une excellente chose en soi.

Une étude préliminaire, parue en 1999 dans Nature, avait estimé les bons offices des écosystèmes à 33 trillions de $, le double de l’activité économique de la même année. En science, pourtant, c’est absurde. On ne peut pas mettre un prix sur le service le plus vital, la stabilisation de l’oxygène à 20,8% de l’atmosphère (depuis 250 millions d’années) dont on ignore tout. On ne peut pas déterminer la valeur monétaire de la germination des graines ou de la digestion des animaux. La nature travaille gratuitement « comme les femmes à la maison» remarque Vandana Shiva, écologiste, physicienne et indienne. « Est vivant ce dont la maintenance s’opère de l’intérieur ».

Mais du point de vue étroit du commerce mondial, en grande partie jeu d’écritures à l’intérieur de firmes, tout peut se chiffrer : ces prix là existent déjà. Il suffit pour les trouver de bien étudier les marchés.

Prenez une forêt du Canada. Premier service, elle produit de l’air propre, lequel vaut davantage, fatalement, que la même quantité d’air toxique dont on connaît le coût : maladies de cœur et des poumons, baisse de productivité, soins médicaux, enterrements, ou pour y échapper : prévention. Les coûts de prévention, imputables à un volume X d’air sale, comprennent, par exemple, l’argent que des privilégiés mettent dans les billets d’avion vers la forêt, une partie des ventes de chaussures de marche, des salaires de gardes forestiers et des dépenses de transport plus modestes pour aller respirer. Ajoutez les impacts d’un air vicié par les oxydants, les acides nitrique et sulfurique, les suies de diesel ou les particules de métaux lourds, en proportions, sur l’agriculture, les façades, les ouvrages d’art, encore en ai-je oublié. Engagez des docteurs en science pour observer la crasse de l’air. La même quantité d’air pur vaut au moins ça.

Notre forêt, toutefois, fournit d’autres services : aux trappeurs Cri du Canada, aux cours d’eau, aux barrages électriques en aval, aux sols et au climat, à l’industrie de la photo… outre qu’elle recèle un capital (floristique, génétique, microbien) à évaluer. Pour des scientifiques, la quête n’a pas de fin. Les pages s’ajoutent aux milliers de pages de l’évaluation sur http://www.millenniumassessment.org. La grande Théorie du Prix du Monde balbutie.

Cependant pour les économistes, à un moment, il faut trancher. Voici le prix de votre forêt, déterminé par le marché. Ce que les gens veulent bien payer, d’ore et déjà. Peut être, mais contraints et forcés, répondent les opposants à ces calculs, ils payent ce qui devrait rester gratuit, un peu sur le mode du kidnapping : « votre enfant n’a pas de prix, combien donneriez vous pour le récupérer ? ». Des biologistes de divers pays et des organisations comme ETC Group et Grain protestent au sein de l’ONU, lors des réunions de la Convention de la Biodiversité (que les Etats-Unis n’ont pas signée). Selon eux, cette évaluation facilite la spoliation et la destruction au nom de l’écologie, par le système dit de compensation.

La compensation de biodiversité consiste à remplacer les écosystèmes qu’on va détruire par la protection d’autres « équivalents » – à la suite d’études qui donnent dans l’idéal beaucoup de travail aux économistes et aux chercheurs. Voire, selon les législations, comme en Australie, à payer d’une forte amende le droit de polluer. Dans la pire des tricheries, un Etat taxe les pollueurs, qui nous gratifient donc de leur saleté, en échange de la sauvegarde d’une forêt, dont un gang proche du pouvoir chasse les habitants et abat les arbres, avant de planter des palmiers à huile, pour l’industrie du gras (détergents, pâtisserie), avec force pesticides, derrière des barbelés : perte écrasante de biodiversité. Cela s’est vu. Et bien sûr, ça rappelle les abus du système de crédits d’émission de carbone sensé sauver le climat.

Les économistes arguent de leur bonnes intentions. Comment dissuader de démolir si l’on ne calcule pas ce que l’on perd ? Seulement le danger ne vient pas seulement du détournement des règles. Il réside dans l’obligation de destruction, ici ou là (d’ailleurs, vous n’avez pas le choix).

En France, une enquête publique détaille les méfaits des projets dévastateurs et s’ils passent quand même, au nom de l’emploi, en général, la loi de 1976 prévoit de compenser les dégâts « si possible ». « La notion d’intérêt public reste floue. A la limite une baraque à frites au cœur d’une réserve naturelle, ça fait un emploi, ça peut passer » note un ornithologiste désabusé.

La compensation arrive chez nous. Une filiale de la Caisse de Dépôts et Consignations, CDC-biodiversité, gère ainsi pour trente ans un verger industriel à l’abandon des Bouches du Rhône, pour offrir « des unités de compensation ». Premier client, la société Carnivor, pour le bétonnage d’un pan de la plaine de la Crau toute proche, un milieu naturel d’exception.

La CDC a investi dans l’arrachage des arbres fruitiers, déjà couverts de parasites et en voie de recyclage gratuit, comme toute monoculture ici bas. Mais il s’agit d’accélérer un peu le processus qui prend des siècles. La Caisse paye aussi le suivi scientifique du milieu. Un autre de ses filiales, le site Internet d’information Novethic.fr, interroge Philippe Thievent de CDC-biodiversité, sur l’opération. La difficulté c’est d’y croire : il explique benoitement qu’un entrepreneur « peut souscrire des unités à condition que son projet impacte le même type de milieu naturel ». « Impacte », c’est le mot pudique consacré.

La CDC estime de peu de valeur encore, à l’hectare, le verger réformé, en comparaison des morceaux de Crau qu’on détruit. Mais elle en parle comme d’un investissement, susceptible de devenir rentable. Et là encore on hésite à y croire. Car alors se pose la question des bourses d’échange de crédits qui existent par ailleurs pour le carbone. Si la nature travaille bien et l’ancien verger prend de la valeur, pourra-t-on on détruire toujours plus d’espace par unité de compensation ?

L’union Internationale pour la Conservation de la Nature, UICN-France, s’alarme de cette logique folle et rappelle gentiment ÷ « la compensation doit correspondre à des actions de terrain, au plus près des sites impactés, avec une obligation de résultats, et non à un dédommagement financier » (13 janvier 2012). Ça ne suffira pas.

On assiste aux choc de deux cultures, que tout éloignait. L’une dominatrice, l’autre fondée sur le doute. Certains hommes d’affaire veulent croire qu’avec des compétences scientifiques, on peut tout savoir et tout réparer, il suffit de payer. Les naturalistes , de leur côté, conscients de leur privilège, restent discrets, comme d’habitude : on ne se lance pas dans la course au Nobel par l’étude des fourmis. Ils ne demandent que de travailler et transmettre leur savoir aux jeunes chercheurs. On leur dit que ça coûte trop cher, qu’il faut trouver une industrie pour financer ; que c’est la compensation ou rien. Déjà ils ont laissé partir le Muséum, avec toutes ses collections, dans une fondation privée ou siègent des multinationales de l’eau.
Déjà de la même façon, tous les laboratoires de toxicologie industrielle ont disparu, même aux Arts et Métiers, faute de partenaires privés intéressés; avec des conséquences, pour l’image des produits français, comme l’exportation de prothèses toxiques PIP.

La Caisse, qui gère les dépôts des Caisses d’Epargne, tire une bonne part de ses bénéfices des autoroutes, investissement jugé sans risque, puisque les conducteurs remboursent toujours, jusqu’à présent. Le système rencontre ses limites, la Caisse adapte sa stratégie et son discours. Sur internet, sa filiale CDC-infrastructures ose parler de protection de la flore par la construction d‘un pont routier : : comme si les gaz d’échappement n’existaient pas.

Les sciences naturelles survivront si et seulement si on détruit leur objet. La difficulté c’est d’y croire et d’espérer que les naturalistes se révoltent ou contaminent les financiers.

Marie-Paule Nougaret
Journaliste, auteur de La Cité des Plantes, en ville au temps des pollutions (Actes Sud)
http://citedesplantes.tumblr.com

À lire aussi sur l’Echappée http://mpnougaret.wordpress.com/

5 commentaires

  1. Très intéressant. Le philosophe Michel Serres développait l’idée que notre fonctionnement était basé sur une croyance en une ressource fournit par la terre gratuite et infinie.
    Avec notre consommation toujours grandissante et l’accès à un plus grand nombre à ce comportement, on s’aperçoit que ce n’est pas infini. La conscience de ce paradigme, qui était auparavant invisible, n’est encore que trop peu répandue.
    C’est donc une révolution de nos rapports aux choses et au vivant qui est nécessaire (et donc évidemment, en conséquence, aux notions de valeur et d’argent).
    Dirac, prix nobel de physique, a dit : « pour qu’une idée nouvelle fasse son chemin, il faut attendre que les tenants de l’ancienne meurent !!! »

  2. Je suis surpris que des naturalistes imaginent encore que leur action soit nécessaire à la validation de choix « favorables à la biodiversité » par les industriels. Les naturalistes les plus sérieux évaluent leurs actions au niveau du devoir de mémoire, et rien de plus.
    Cet article est intelligent et philosophique. J’adhère à son pessimisme.

  3. Je ne comprends pas trop « Déjà ils ont laissé partir le Muséum, avec toutes ses collections, dans une fondation privée ou siègent des multinationales de l’eau. » Vous évoquez le MNHN ? Si oui, je suppose que vous vous parlez de peut-être de Véolia ??? D’après ce que je sais ils ont subventionné l’espace pédagogique destiné aux enfants de la grande galerie, aident à une thèse, à des recherches dans un labo… Quant aux collections je n’ai jamais entendu parler d’une relation quelconque. Quant aux naturalistes écrire « qu’ils ont laissé partir » je ne comprends pas. Ils n’ont aucune relation, pouvoir, influence, dans ce qui est de la gestion de l’établissement, à moins qu’il ne s’agisse des scientifiques ? Au mnhn ils n’ont que de petits pouvoirs, ceux que l’on veut bien leur laisser. Pas ceux de diriger l’établissement.

    1. Eh bien je ne sais qui aurait eu ce pouvoir… Toujours est il que le Museum, jadis Etablissement d’Enseignement de la République, appartient désormais à cette fondation privée. 
      Disons donc « nous avons tous laissé partir » ces belles collections, mortes ou vives (jardins), et ses outils qui revenaient trop cher à nous pauvres chercheurs, pauvre administration, pauvres citoyens, toujours si dispendieux.
      Merci de votre intervention

      (l’auteur)

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