L’Edition Scientifique privée: la main basse sur la science publique
La question du coût prohibitif des abonnements aux journaux scientifiques pour les bibliothèques des institutions de recherches et de l’accès libre aux connaissances contenues dans les publications scientifiques est de nouveau au centre de l’attention après la publication, par la Commission Européenne, d’une directive sur l’Open Access. Un collectif de chercheurs de plusieurs établissements publics de recherche et d’enseignement supérieur a produit une analyse détaillée de cette situation. Hervé LOT, Directeur de Recherches retraité de l’INRA nous propose cette synthèse.
La publication, l’acte par lequel des chercheurs rendent publics leurs résultats, est un élément clé du processus de développement de la Science, du partage des connaissances et de la possibilité d’innovation. D’un point de vue économique, la connaissance est un bien qui n’a sa pleine valeur que par l’usage que d’autres en font. La publication est le moyen de rendre cette connaissance accessible aux autres chercheurs, aux institutions de recherche, aux journalistes et finalement aux citoyens, pour évaluation critique et mise en valeur collective.
L’organisation de la publication scientifique a donc été un élément important dans le développement des sciences. Elle s’est faite par la création de journaux scientifiques à comité de lecture. Historiquement, l’édition des journaux scientifiques (non rentable) a été essentiellement le fait de structures à but non lucratif (sociétés savantes, académies des sciences, presses universitaires et é́tablissements publics de recherche), accompagnées de quelques rares maisons d’éditions privées. Ces journaux ne pouvaient vivre que grâce à un intense travail « bénévole » des scientifiques qui écrivaient et mettaient en forme les articles sur leur temps de travail.
Or, les trente dernières années ont vu une transformation sans précédent des modes de production de l’édition scientifique. Du fait des nouvelles technologies de l’information et de la communication, de l’augmentation du nombre de chercheurs, et de la possibilité de délocalisation de la « fabrication », elle est devenue rentable. Par un processus de fusion-acquisition , l’édition des articles scientifiques est passée majoritairement aux mains d’un oligopole de grands groupes d’édition privés. Six Majors détiennent désormais le marché: Reeds-Elsevier, Springer, Wolters-Kluwer-Health, Willey-Blackwell, Thomson-Reuter, et Nature. Mais,Thomson-Reuter, par exemple, est d’abord un leader mondial de l’information financière…
Cette captation du produit de la science par les marchés se réalise par la cession, par les auteurs, de leur « copyright » au groupe d’édition du journal où ils veulent publier leur article. La connaissance scientifique s’est ainsi trouvée transformée en une marchandise par le simple ajout d’un emballage (la mise en forme de la revue) et par la chaîne de distribution. Et sans rétribuer aucun producteur !
Un système de prédation qui a pu servir à ses actionnaires (fonds de pension et spéculateurs) des dividendes inespérés s’est installé. Les chercheurs, payés sur des fonds publics, continuent à faire l’essentiel du travail à titre gracieux, pour que finalement leurs propres institutions rachètent ces mêmes produits à prix d’or ! Il s’agit d’une presse où journalistes et rédacteurs en chefs sont bénévoles, et qui revend ses produits sur un marché captif. La partie du travail qui n’est pas fournie gratuitement par les chercheurs (la fabrication) est délocalisée en Inde ou en Chine. Ainsi, les citoyens deviennent victimes d’un « racket légal », ou,̀ pour chaque publication, le contribuable, a payé 4 fois le même article (paiement des chercheurs qui réalisent le travail, des experts et éditeurs qui l’évaluent, achat de la publication quand elle sort, et nouvel achat des archivages à plus long terme). A tel point que l’équilibre financier des plus grandes bibliothèques universitaires vacille, que les scientifiques des pays pauvres ne peuvent y avoir accès comme la grande majorité des citoyens . Le chercheur (pigiste-pigeon…) constate, lui, la diminution des crédits effectivement disponibles pour financer sa recherche (pas son emballage), alors que les gouvernements peuvent communiquer dans le même temps sur un financement accru de la Recherche publique !
Persuadés que les publications de la recherche sont la ressource où puiser les innovations lucratives de demain dans ce que l’on appelle « l’économie de la connaissance », de grands groupes financiers ont entrepris la marchandisation de la science, croyant qu’un tel marché mondialisé optimiserait la production de connaissance. Ainsi, Thomson-Reuter a organisé un système de cotation annuelle en ligne des journaux basé tout simplement sur l’Audimat. La valeur ajoutée d’une recherche a été réduite aux points d’audimat de la publication associée. Chacun des maillons de la chaine (chercheur, institutions, journaux) se trouve évalué en terme de sa contribution aux points d’audimat. Un « Mercato » mondialisé des scientifiques au plus fort audimat peut s’organiser entre institutions autonomisées gérées comme des entreprises de télévision ou des clubs de football mais en plus rentable !
Parallèlement, les Etats ont restructuré les institutions scientifiques sur le modèle néo-libéral. Des Agences de Notation (l’AERES en France) construites à l’instar de celles qui existent dans la finance ont vu le jour. Elles publient (aux frais de l’Etat) des classements fondés sur les points d’audimat. Des agences de financement, comme l’ANR en France, dispensent des crédits à des projets de recherche sur cette même base et un management de politique du chiffre appelé « publier ou périr » s’est généralisé. Finalement, les chercheurs ne sont plus évalués pour leur apport aux connaissances scientifiques ou aux applications, mais, à leur insu, pour leur contribution au profit des actionnaires des Majors de l’é́dition scientifique, et ce sans que ces derniers ne déboursent un centime pour le salaire des chercheurs qui travaillent pour eux… Ainsi, l’édition scientifique attire des seigneurs du capitalisme financier mondial avec les mêmes exigences de rétribution du capital investi, et la même volatilité qu’ailleurs. Un exemple : Springer Science + Business Media, rachetés en 2003 par le fonds d’investissement britannique Cinven et Candover, étaient, en 2009, revendus à deux autres fonds d’investissements, européen et de Singapour. Les institutions de recherche sont donc soumises à une privatisation rampante : on est passé des disciplines scientifiques à la discipline des marchés.
On assiste ainsi à une vraie bulle de la publication scientifique. Les journaux se multiplient, car presque tout nouveau journal est rentable et le nombre de publications scientifiques double environ tous les 15 ans. Cette bulle spéculative en cours dans la recherche ne concourt qu’à la multiplication inutile de publications, noyant l’information scientifique utile et novatrice dans un déluge de bruits, quand ce n’est pas de fraude. Par ailleurs, la possibilité d’un contrôle extérieur de la science via les techniques de management à l’Audimat, remet en cause la tendance majeure de la science vers l’autonomie et l’indépendance vis à vis des groupes d’intérêts économiques
Mais, à l’heure actuelle, la résistance s’organise.
Confrontés directement au rouleau compresseur du capitalisme financier, face aux absurdités de la gestion de la Recherche par l’Audimat et à des budgets en baisse du fait du racket des ressources, le monde de la science est sorti de sa tour d’ivoire. Les bibliothécaires, les premiers, ont alerté l’opinion. Des chercheurs en informatique – qui avaient été aux premières loges de la lutte sur le logiciel libre – leur ont emboité le pas, bientôt rejoints par les mathématiciens et les physiciens. Ces derniers avaient organisé dès les années 90 une alternative efficace : les chercheurs déposent leurs publications dans des archives ouvertes et viennent chercher celles de leurs collègues via des moteurs de recherche (Ex : la fameuse ArXiV, ou encore HAL en France). La prise de conscience s’est étendue : Comités d’éthique (cf., par ex., le comité d’éthique du CNRS COMETS ), conseils de professeurs et de chercheurs (comme à Harvard), grands noms de la science, et, également, des syndicats de chercheurs comme la Cgt Inra, se sont mis en mouvement. Des journalistes scientifiques, sensibilisés par leur propre expérience des grands groupes de presse et par leur attachement à la science, se sont aussi saisis de l’affaire (nombreux articles dans la presse française). Une lutte âpre s’engage.
Aux Etats-Unis, le combat s’est durci avec l’affaire Aaron Swartz. Ce génial chercheur de Harvard, après avoir pénétré le système informatique d’éditeurs scientifiques, s’est vu trainé en justice pour « félonie », et menacé de 35 années de prison ! Cette perspective l’a conduit au suicide à l’âge de vingt trois ans.
Il est essentiel pour notre avenir que la communauté scientifique se réapproprie ses moyens de publication, garantisse son autonomie, et se protège de son asservissement à des intérêts privés. Chercheurs et techniciens de la recherche, journalistes, citoyens, nous sommes tous concernés. La science est un bien public. Il faut qu’elle le reste !
Les signataires du Collectif sont :
Bruno Moulia, Directeur de Recherches INRA, Yves Chilliard, Directeur de Recherches INRA, Yoel Forterre, Directeur de Recherches CNRS, Hervé Cochard, Directeur de Recherches INRA, Meriem Fournier, ICPEF, Enseignante-Chercheuse AgroParisTech, Sébastien Fontaine, Chargé de Recherches INRA, Christine Girousse, Ingénieur de Recherches INRA, Eric Badel, Chargé de Recherches INRA, Olivier Pouliquen, Directeur de Recherches CNRS, Jean Louis Durand, Chargé de Recherches INRA.
http://www.inra.cgt.fr/actions/revendications/Main_basse_sur_la_Science.pdf (20 pages, 180,4 ko)
Hervé LOT
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Image d’illustration : Peter Kemp, licence GNU LGPL, via wikicommons