La flore extraordinaire du Cambodge au VIIe siècle

On vous propose aujourd’hui de découvrir la flore du Cambodge à la fin du VIe et au début du VIIe siècle, telle qu’elle est décrite dans les annales historiques chinoises.

En Chine, les dynasties successives ont pris l’habitude de charger des historiens de rédiger l’histoire de la dynastie précédente. Ces annales historiques officielles, au nombre de 24, prennent pour modèle la première des compilations du genre : les Mémoires historiques (《史记》 [shǐjì]), rédigées à la fin du IIème et au début du Ier siècles avant l’ère commune par celui que l’on a surnommé « le grand historien », Sima Qian (司马迁 [sīmǎ qiān]). Les histoires dynastiques chinoises comprennent toujours à peu près les mêmes chapitres : chronologie, évènement marquants, biographies des personnages célèbres, descriptions consacrée à divers sujets et à des régions de Chine, ainsi que des monographies de pays étrangers. Ces dernières sont souvent les seules sources écrites, à l’exception des inscriptions lapidaires, se rapportant à l’histoire ancienne des différents pays d’Asie du Sud-Est. (On s’aperçoit cependant à la lecture de certains passages que quelques rédacteurs, à défaut de faire preuve de rigueur scientifique, avaient en penchant certain pour le sensationnalisme.)

L’une de ces annales historiques, le Livre des Sui (《隋书》 [suíshū]) (l’éphémère dynastie des Sui a duré de 581 à 618 de l’ère commune), comprend un chapitre consacré aux « barbares du Sud » et dans ce chapitre se trouve une monographie succincte de l’État appelé Zhenla (真腊), nom chinois de l’Empire Khmer à partir de l’époque des Sui. Cette monographie explique en quelques mots où se situe le Zhenla, donne son historique, et décrit les habitants, leurs mœurs, la faune et la flore du pays. Ci-dessous, je vous propose la traduction du passage consacré à la flore, pour le moins extraordinaire, du Cambodge à l’époque des Sui :

La terre est favorable à la culture du sorgho(1) et du paddy, mais on y trouve peu de millet. Les fruits et les légumes sont presque identiques à ceux des commanderies de Nhật Nam et de Cửu Chân,(2) mais on en trouve quelques-uns qui sont différents : l’arbre « ponasuo » n’a pas de fleurs, ses feuilles ressemblent à celles du kaki, et ses fruits à des courges cireuses ; l’arbre « anluo » a des fleurs et des feuilles qui ressemblent à celles du jujubier, et des fruits qui ressemblent à des prunes ; l’arbre « piye » a des fleurs qui ressemblent à celles du papayer, des fleurs à celles de l’abricotier et des fruits à ceux du mûrier de Chine ; l’arbre « potianluo » a des fleurs, des feuilles et des fruits qui ressemblent à ceux du jujubier,(3) mais sont plus petits ; l’arbre « gebita » a des fleurs qui ressemblent à celles du pommetier chinois,(4) des fleurs qui ressemblent à celles de l’orme mais sont plus épaisses, et des fruits qui ressemblent à des prunes et sont gros comme des demi-chopines.(5)

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Fruit de jujube indien, Ziziphus mauritania - Photo par Pascal Medeville

L’identification des espèces mentionnées dans les anciens textes chinois s’avère des plus délicates, car les transcriptions phonétiques de mots étrangers dans les textes chinois, qu’il s’agisse de toponymes, de noms personnes ou de noms d’espèces animales ou végétales, étaient souvent approximatives. De plus, on sait que la prononciation des caractères chinois et celle de la langue cambodgienne ont énormément évolué depuis le VIIe siècle, si bien que reconnaître les noms à partir des transcriptions phonétiques relève de la gageure.

(Un autre ouvrage chinois ancien donne des descriptions beaucoup plus circonstanciées et fiables de la flore cambodgienne, à la fin du XIIIème siècle : les fameuses Mémoires sur les coutumes du Cambodge, rédigées par Zhou Daguan, un envoyé de l’empire des Yuan qui séjourna près d’un an à Angkor en 1296-1297. Ces Mémoires ont été traduites en français par Jean-Pierre Abel-Rémusat, puis par Paul Pelliot.)

Le texte chinois de la monographie du Zhenla dans le Livre des Sui peut se trouver ici.

Notes :

(1) Le sorgho n’est pas cultivé au Cambodge.

(2) Nhật Nam et de Cửu Chân sont les noms vietnamiens de deux anciennes commanderies chinoises, respectivement Rinan et Jiuzhen, situées dans le centre de l’actuel Vietnam. Je n’ai malheureusement pas trouvé ailleurs dans les textes chinois de description de la flore de ces deux commanderies.

(3) Il pourrait bien s’agir du jujubier indien, Ziziphus mauritania, dont le nom khmer « pu-trea » (ពុទ្រា), pourrait à la rigueur correspondre à la transcription phonétique en chinois du nom khmer de cet arbre. Le jujubier que l’on trouve au Cambodge est en effet un proche parent de son cousin chinois, Ziziphus jujuba (枣树 [zǎoshù]), dont les fruits sont effectivement plus gros que ceux de l’espèce cambodgienne.

(4) Pommetier chinois, Malus asiatica, en chinois 林檎 [línqín].

(5) La chopine est une ancienne unité de volume valant environ 480 ml. C’est le mot chinois 升 [shēng], mesure de volume d’une valeur proche de celle de la chopine, que je traduis ici par « chopine ».

5 commentaires

    1. Vous avez raison !
      Ma traduction est fausse, je me suis laissé tromper par le mot 木瓜 qui est le nom moderne du papayer. Or, le papayer est originaire d’Amérique, il ne pouvait donc pas être connu des Chinois au VI-VIIe siècle.
      Il faudrait à mon humble avis corriger par la traduction littérale : « melon d’arbre ».
      Dans le Livre des Odes, on parle de ce fruit. Il s’agirait d’une sorte de pêche arrivant à maturité en hiver.
      Merci de m’avoir signalé cette erreur !

    1. Grâce à un livre sur les plantes dans la littérature chinoise, j’ai finalement identifié cette « fausse papaye ». Il s’agit très exactement de l’espèce Chaenomeles cathayensis, parfois appelée en français « cognassier de Cathay ».

  1. Le millet (sorgho) semble avoir été cultivé au Cambodge, puisque le père Guesdon le donne sous la forme de ថ្ពៅ /tʰpɘɨ/ dans son dictionnaire français-cambodgien de 1930 et le dictionnaire khmer de l’Institut bouddhique donne les formes ស្ពៅ /spɘɨ/ et ថ្ពៅ /tʰpɘɨ/. Il pourrait s’agir du Sorghum vulgare (alias Sorghum bicolor). Le terme est attesté en khmer angkorien dans l’inscription K. 124 (725 śaka, soit 803 apr. J.‑C.) dans une liste de dons sous la forme ត្វៅ (cf. Inscriptions du Cambodge, vol. III, p. 170-174) : ល្ងោ​ត្លោង៑ ១ ជេ ១ ត្វៅ​ត្លោង៑ ១ ជេ ១ lṅo tloṅ 1 je 1 : 1 tloṅ et 1 je de sésame, 1 tloṅ et 1 je de millet. ជេ je correspond au moderne កញ្ជើ et ត្លោង៑ (aussi écrit ថ្ល្វង) correspond à តន្លូង​ en khmer moyen, terme encore utilisé chez les Khmers de la région de Surin pour une mesure de capacité correspondant de nos jours à 480 litres (donc en khmer moderne ល្ង ១ តន្លូង និង ១ កញ្ជើ ថ្ពៅ ១ តន្លូង និង ១ កញ្ជើ ).

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