Appel à contribution : séminaire Retour en forêt
Faut-il « être de la forêt » pour ne pas la ressentir comme emprise, et « d’en dehors » pour la redouter jusqu’à la punir en la dévastant ? Pourquoi trouve-t-on ici (rarement !) un accord satisfaisant pour les arbres comme pour les sociétés qui les côtoient ? Pourquoi, aujourd’hui, la construction d’un discours sur la forêt comme être propre ? Pourquoi peur et désir conjoints de la forêt en ce début du XXIe siècle ?
La première session du séminaire consacré aux forêts, en octobre 2021, perturbée par le Covid, a déjà abordé plusieurs aspects d’un domaine d’interrogations particulièrement vaste, mais elle n’a pas pu accueillir toutes les interventions annoncées, ni traiter les divers sujets attendus. La thématique plus particulièrement ethnologique ou ethnohistorique du questionnement, sous-représentée lors de ces rencontres, valait d’être reconsidérée en propre.
D’où cette seconde session dévolue à la forêt cette fois des mythes, symboles, projections, représentations, etc., et plus largement au vécu et à la pensée, surtout modernes, de ce territoire contigu de l’imaginaire. Les aspects naturalistes et forestiers, bien étudiés ailleurs, sont laissés de côté.
Les attributions anciennes de la forêt dans l’ordre matériel et immatériel semblent aujourd’hui réduites aux premières : les forêts du XXIe siècle ont d’abord des fonctions exprimables en bénéfices à l’hectare : tant de m3 de bois à tel âge, tant de biomasse convertible en énergie « verte », tant d’immobilisation de CO2, tant d’émission d’oxygène, etc.
Cependant, dans les pays industrialisés, apparaissent de nouveaux usages de la forêt, de la rando qui « ressource » à la cérémonie d’obédience druidique, de la sylvothérapie qui veut soigner les maux du corps et de l’âme à la recherche forcenée des champignons, etc. Tandis qu’une biologie et une écologie forestières, entraînées par le nouveau désir « d’unification » du vivant, inquiètes aussi de l’altérité irréductible du végétal, cherchent à lui attribuer des caractères propres à l’animal (la vue, l’odorat, le toucher) et jusqu’à une vie psychique.
La forêt, dont on découvre les interrelations complexes, en particulier côté racines (mycorhizes, etc.), devient, plus encore qu’un acteur non-humain, un grand être expert en alliances, doué de mémoire, d’intentions et autres spécificités animales et humaines.1
Dans le sillage des nombreux travaux consacrés au cycle du CO2 et au réchauffement général d’une Planète où l’impact des « méga-feux » s’accroît chaque année, les forêts gagnent un nouveau grand rôle entre invisible et preuves savantes : purifier une atmosphère salie par l’inconséquence humaine. Se dessine ainsi une forêt détentrice de pouvoirs propres, non plus seulement donatrice de biens monnayables mais « poumon vert » indispensable à la respiration terrestre. Ce qui ajoute aux raisons nouvelles de re-sacraliser la nature. — Tandis que le concept de « forêt-urbaine » plaît aux urbanistes, aux municipalités et aux pépiniéristes : on ne peut rien pour sauver l’Amazonie mais on boise les boulevards.
En Europe, châtaigneraies, subéraies du Sud, prés-bois montagnards, forêts de longue date « dédramatisées » par l’agroforesterie et le sylvopastoralisme2, deviennent des modèles « d’humanisation » des espaces boisés. Retour de regard rappelant aussi que, dans nos cultures, la limite est loin d’être nette entre les milieux forestiers au sens strict et les pratiques agricoles.
Tandis que l’arbre solitaire fait un signe favorable, abrite les palabres, le troupeau, est accueillant aux méditatifs, les arbres qui se rassemblent font un territoire étranger, vite perçu comme inhumain, d’où il résulte que le ressenti premier des Occidentaux en forêt, c’est presque toujours la peur.
Pas trop durant le jour, où l’on va aux champignons, aux myrtilles, à la chasse ou simplement en promenade. Le plus souvent pas seul, sinon une certaine crainte se manifeste déjà : n’y a-t-il pas des meurtres en forêts, des viols de joggeuses solitaires, des bandits en cavale ?
Les forêts d’Occident, c’est encore l’espace fait de signes répétés où l’on se perd, et l’on a rarement des cailloux blancs en poche. Peur de se perdre, peur conjointe des créatures qui sortent avec la nuit. Car, à l’arrière-plan de nos imaginaires et à mesure qu’on s’éloigne des lisières, la forêt reste toujours le piège labyrinthique tendu par la sorcière, l’ogre et le dragon. Ces figures de la peur sont celles de la littérature orale et des contes des siècles passés. Quelle place leur laisse le nouveau désir de forêt dans la « littérature jeunesse », dans la production littéraire et artistique contemporaine, dans les univers virtuels ?
Les « peuples de la forêt », eux, l’ignorent comme territoire distinct des circulations quotidiennes. Ils n’ont pas besoin de la nommer. Ils y ont des cousinages dont on peut au besoin, par quelque don ou rituel, se concilier les bonnes grâces ou prévenir les mauvaises. Côtoyer la forêt n’induit pas forcément des stratégies d’apaisement, encore moins le « respect » ou la défiance selon les critères d’aujourd’hui.
Si les Romains peuplent les forêts de divinités plus ou moins amènes ou redoutables, ils n’en accélèrent pas moins le déboisement du Bassin méditerranéen : villes de briques, métallurgie, navires… Leurs sacrifices aux esprits des forêts qu’on va abattre ne sont pas loin dans le principe du système de compensation aujourd’hui mis en place en France, qui oblige les destructeurs d’un boisement « remarquable » à prévoir l’achat d’une surface forestière de dimension (mais non de valeur propre) analogue à ce qui va être détruit3.
Les ethnographies privilégient toujours largement les peuples de la forêt sur ceux de la steppe ou de la toundra, comme si les territoires sans arbres (ouverts, clairs, sans lisières, etc.) généraient des constructions sociales moins riches que les espaces boisés clos sur eux-mêmes. Alors que se construit parallèlement, dans les imaginaires urbains, un « désir de forêt » bienfaisante, maternelle, à la fois préservée et protectrice, rêve où seraient pardonnés les palmiers à huile, les grands déboisements brésiliens ou canadiens et les méga-feux4.
Le séminaire se situe d’emblée dans ces interrogations : faut-il « être de la forêt » pour ne pas la ressentir comme emprise, et « d’en dehors » pour la redouter jusqu’à la punir en la dévastant ? Pourquoi trouve-t-on ici (rarement !) un accord satisfaisant pour les arbres comme pour les sociétés qui les côtoient, là des entreprises de destruction aveugles ? Les « raisons économiques » n’expliquent pas tout. Pourquoi, aujourd’hui, la construction d’un discours sur la forêt comme être propre ? Pourquoi peur et désir conjoints de la forêt en ce début du XXIe siècle ?
À travers les interventions du séminaire 2022, on souhaite voir se préciser la nature de la pensée et du vécu des forêts, de l’Antiquité aux représentations modernes de la forêt salvatrice capable d’absoudre les fautes d’une humanité toujours habile à justifier ses erreurs.
Ici, le bois de Boulogne ou le peuplement artificiel de Douglas valent d’être interrogés au même titre que l’Amazonie.
Pierre Lieutaghi
avec la contribution de
Élise Bain, Jean-Yves Durand, Raphaële Garreta, Pascal Luccioni, Danielle Musset
- Élise Bain, ethnologue et coordinatrice du séminaire, Musée de Salagon.
- Antonin Chabert, ethnologue et responsable du pôle scientifique du Musée de Salagon, chercheur associé à l’IDEMEC (CNRS-UMR 7307)
- Jean-Yves Durand, ethnologue, CRIA-UMinho (Portugal) et IDEMEC (Aix-en-Provence).
- Raphaële Garreta, ethnologue, Conservatoire botanique national des Pyrénées et Midi-Pyrénées.
- Pierre Lieutaghi, ethnobotaniste et écrivain.
- Pascal Luccioni, maître de conférences de grec, Université Lyon III – HiSoMA.
- Danielle Musset, ethnologue, ancienne directrice du Musée de Salagon.
Les propositions, un résumé de 5000 caractères maximum, sont à envoyer avant le 29 avril 2022 à l’adresse suivante : elisebain@hotmail.fr
Le séminaire se déroulera les 6, 7 et 8 octobre 2022 au Musée de Salagon, 04300 Mane (Haute-Provence).
Les frais de déplacement, d’hébergement et de repas des intervenants au séminaire seront pris en charge par le musée de Salagon.
Les communications, après soumission à relecture, feront l’objet d’une publication dans les Actes des séminaires de Salagon.
1« La racine (des arbres) (…) se développe en permanence en lien avec ce qui l’entoure ; et cela finalement pense ». Alexis Jenni, Parmi les arbres, Essai de vie commune, p. 36, Actes Sud, 2021.
2Mais les charbonniers italiens qui œuvrent dans les Alpes du Sud au sortir de la 2e Guerre mondiale sont regardés comme des hommes sauvages et tenus à distance.
3Dans le cadre des grands travaux (supposés) d’intérêt public, ainsi pour ce qui concerne le chantier du réacteur à fusion Iter sur la forêt ancienne (chênes blancs) de Cadarache, en moyenne vallée de la Durance.
4Des films comme Avatar (2009) participent à la construction de cette nouvelle image de forêt rédemptrice.