La taxonomie évasive de l’Utriculaire citrine

Les grandes utriculaires forment un groupe à la taxonomie complexe. Après plusieurs revirements historiques dans leur classification, des travaux récents jettent un doute sur la présence de l’Utriculaire citrine en Europe.

Les utriculaires sont les plantes carnivores les plus communes en France métropolitaine. Strictement inféodées aux milieux aquatiques, elles sont plutôt discrètes en dehors de leurs fleurs jaunes émergeant au-dessus de l’eau en été. Elles sont remarquables par leurs pièges ingénieux, les utricules, qui se déclenchent au passage d’un petit animal et l’aspirent en une dizaine de millisecondes. Mais pour les botanistes, elles se distinguent aussi par une autre particularité : leur propension à les faire tourner en bourrique.

Historiquement, il règne une grande confusion dans le groupe des « grandes » utriculaires, qui comprend l’Utriculaire commune (U. vulgaris L.) et le taxon actuellement reconnu comme étant l’Utriculaire citrine (U. australis R.Br.). Décrite en 1810 à partir de spécimens australiens, cette dernière espèce est identifiée en Europe au cours du XIXe siècle. La variété des noms qui lui sont attribués pendant plus d’un siècle témoigne de la difficulté à délimiter clairement les espèces dans ce groupe, ainsi qu’à les identifier sur le terrain : U. neglecta, U. australis, U. vulgaris, U. major.

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Fleurs d'Utricularia australis/U. x neglecta. Photo par Adrien Delattre, sous licence CC BY-SA 3.0

La taxonomie des grandes utriculaires semble se stabiliser vers la fin du XXe siècle, avec la reconnaissance croissante de la confusion entre U. neglecta, U. vulgaris et U. australis. Dans sa monographie des utriculaires, qui représente encore aujourd’hui le travail le plus abouti sur la taxonomie de ce genre difficile, le botaniste Peter Taylor suggère ainsi que le nom U. neglecta est appliqué de manière erronée en Europe à l’espèce U. australis (Taylor, 1971; 1989). Seules deux espèces de grandes utriculaires sont alors retenues dans la flore française : U. australis et U. vulgaris. Il devient par ailleurs évident que la confusion ambiante a entraîné une profusion de données douteuses sur la distribution géographique de l’Utriculaire commune (André et Ferrez, 2005) : malgré son nom, celle-ci est aujourd’hui considérée comme beaucoup plus rare en France que l’Utriculaire citrine !

Les connaissances sur l’histoire évolutive des utriculaires bénéficient par ailleurs des progrès de la biologie moléculaire : en 2005, des analyses génétiques et des expériences de croisements sur des spécimens japonais d’U. australis démontrent leur origine hybride : ils sont issus d’un croisement entre U. tenuicaulis et U. macrorhiza (Kameyama et al., 2005). La taxonomie d’U. australis semble alors résolue : son origine hybride a l’avantage d’expliquer la stérilité presque complète de l’espèce. Elle fait cependant émerger un nouveau problème : comment expliquer la présence en France d’un hybride issu de deux espèces réputées absentes de la flore française ? Une explication est initialement proposée par les auteurs de l’étude : par le phénomène de vigueur hybride (ou hétérosis), U. australis aurait acquis une plus grande compétitivité, ce qui lui aurait permis de supplanter ses parents ou de s’adapter à de nouveaux milieux, et ainsi de coloniser une aire de distribution très large et disjointe de celle de ses parents.

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Floraison d'Utricularia australis/U. × neglecta émergeant au-dessus d'une prairie flottante à Glyceria fluitans. Photo par Adrien Delattre, sous licence CC BY-SA 3.0

Mais alors que les botanistes pensaient avoir enfin résolu ce problème épineux, deux nouveaux travaux viennent remettre en cause la stabilité apparente de la classification des grandes utriculaires.

En 2019 d’abord, une nouvelle espèce est décrite en France : U. brennensis (Gatignol et Zunino, 2019). Les auteurs la décrivent comme morphologiquement très proche d’U. australis, quoique fertile. Ce travail soulève des questions sur sa distribution géographique réelle, et suggère qu’il puisse persister une confusion entre ces deux espèces.

Plus perturbant encore, fin 2021 de nouvelles données moléculaires viennent remettre en cause la parenté présumée des spécimens européens d’U. australis (Bobrov et al., 2022). En se basant sur des spécimens récoltés dans toute l’Eurasie tempérée, les auteurs montrent clairement que le taxon communément identifié comme U. australis en Europe et en Sibérie occidentale n’est pas issu des mêmes espèces parentales que le taxon d’Asie de l’Est : alors que ce dernier a correctement été identifié par Kameyama et al. comme un hybride issu de U. tenuicaulis et U. macrorhiza, le taxon européen, stérile également, est en réalité issu d’un croisement entre U. tenuicaulis et U. vulgaris. Cette découverte a l’avantage de résoudre une partie du problème posé par la distribution géographique de l’Utriculaire citrine en France : l’un de ses parents est bien présent dans la flore Française. Mais les auteurs de cette vaste étude ne s’arrêtent pas en si bon chemin : ils considèrent U. brennensis, décrite en 2019, comme un simple synonyme d’U. tenuicaulis, jusqu’ici inconnue en France. Ils résolvent ainsi la seconde moitié de l’énigme : les taxons européens actuellement identifiés comme U. australis sont en réalité des hybrides issus de deux espèces bien présentes en France (U. vulgaris et U. tenuicaulis).

Reste un problème de taille : si le taxon européen et le taxon est-asiatique désignés sous le nom U. australis n’ont pas les mêmes parents, ils ne peuvent pas être considérés comme faisant partie de la même espèce. Comment faut-il alors les nommer ? Par des analyses morphologiques, les auteurs aboutissent à une nouvelle suggestion fracassante : U. australis, initialement décrite d’Australie, serait tout simplement absente d’Europe et d’Asie tempérée ! Les auteurs proposent ainsi de nommer le taxon est-asiatique U. × japonica, et le taxon européen U. × neglecta, revenant ainsi à l’un des premiers noms ayant été utilisés pour désigner ce dernier. Ils reconnaissent donc trois taxons français dans le groupe complexe des grandes utriculaires : U. vulgaris, U. tenuicaulis et leur hybride U. × neglecta.

Ces nouvelles propositions taxonomiques sont audacieuses. Si ces résultats se voient confirmés, cela constituera un bouleversement important pour quiconque s’intéresse aux utriculaires. Mais soyons optimistes : bien que le traitement taxonomique des grandes utriculaires semble à nouveau perdre de sa stabilité, les travaux de Bobrov et al. constituent sans aucun doute un progrès précieux pour la résolution de cette vieille énigme. Nul doute que ces nouveaux développements stimuleront de nouvelles recherches sur l’identité des taxons européens.

Adrien Delattre

Bibliographie

  • André, M. et Y. Ferrez. 2005. Les Utricularia de Franche-Comté. Les Nouvelles Archives de la Flore jurassienne 3.
  • Bobrov, A. A., P. A. Volkova, Y. O. Kopylov-Guskov, O. A. Mochalova, A. E. Kravchuk et D. M. Nekrasova. 2022. Unknown Sides of Utricularia (Lentibulariaceae) Diversity in East Europe and North Asia or How Hybridization Explained Old Taxonomical Puzzles. Perspectives in Plant Ecology, Evolution and Systematics 54: 125649. https://doi.org/10.1016/j.ppees.2021.125649.
  • Gatignol, P. et F. Zunino. 2019. Utricularia brennensis Gatignol & Zunino sp. nov. (Lentibulariaceae), une nouvelle espèce d’utriculaire. Bull. Soc. Bot. Centre-Ouest 50: 166‑74.
  • Kameyama, Y., M. Toyama et M. Ohara. 2005. Hybrid origins and F1 dominance in the free-floating, sterile bladderwort, Utricularia australis f. australis (Lentibulariaceae). American Journal of Botany 92 (3). https://doi.org/10.3732/ajb.92.3.469.
  • Taylor, Peter. 1971. A New Species of Utricularia (Lentibulariaceae) from Rwanda and Burundi and Notes on Several Species of Utricularia Occurring in the Area of the Flore du Congo, du Rwanda et du Burundi. Bulletin du Jardin botanique national de Belgique / Bulletin van de National Plantentuin van België 41 (2): 269. https://doi.org/10.2307/3667638.
  • Taylor, Peter. 1989. The Genus Utricularia: A Taxonomic Monograph. Kew bulletin additional series 14. London: H.M.S.O.

5 commentaires

    1. à noter aussi que les poils quadrifides de l’intérieur des pièges à urne sont une bonne méthode de détermination.

    2. Bonjour,

      Je vous remercie pour votre commentaire !

      J’ai choisi de traiter dans cet article uniquement le clade des « grandes » utriculaires, au sens de Bobrov et al., c’est-à-dire les espèces qui produisent uniquement des tiges vertes.

      U. stygia fait partie du groupe des « petites » utriculaires et n’est donc pas traitée dans l’article. Mais vous avez raison de le souligner, il y a plus de trois espèces d’utriculaires présentes en France métropolitaine.

      Pour être précis, dans le clade des « petites » utriculaires, il y a quatre taxons présents en France au sens de Bobrov et al. : U. bremii, U. intermedia, U. minor et U. ochroleuca (= U. stygia).

    3. Dans l’article en question stygia et ochroleuca sont rapprochées « Utricularia ochroleuca and U. stygia represent a complex of sterile forms with continuous morphological variation (U. × ochroleuca) originated from hybridization between U. intermedia and U. minor. » mais je n’ai pu lire que le résumé, je suis en attente de l’article complet

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