Pattes de tigre cambodgiennes

À l’occasion des fêtes bouddhistes les plus importantes, il est courant que, voulant profiter de l’affluence, des marchands ambulants viennent installer leurs étals éphémères sur le parvis des pagodes, en particulier à la campagne. Ils y proposent souvent des produits que l’on rencontre rarement sur les marchés urbains…

Le 25 septembre 2022, les bouddhistes cambodgiens célébraient la fin des célébrations de Pchum Ben, sorte de fête des morts, qui est la fête cambodgienne la plus importante après le Nouvel An khmer. Je me suis rendu à cette occasion dans une belle pagode de la province de Takeo, au sud de Phnom Penh. Après avoir visité le sanctuaire et observé la foule nombreuse venue faire aux moines des offrandes de nourriture et d’argent, je suis allé me promener sur le parvis et fureter du côté des stands de vendeurs de nourriture. Mon attention fut attirée par un plateau métallique exhibant des tubercules, pour moi inconnus :

pattes de tigre
Pattes de tigre (Photographie : Pascal Médeville)

Interrogée, la paysanne qui vendait les tubercules en question m’expliqua avec un sourire un peu moqueur (« Il n’y a vraiment qu’un étranger pour poser ce genre de questions ! », semblait-elle penser) qu’il s’agissait de « patates « pattes de tigre » » (ដំឡូងដៃខ្លា [dâm-long dai khla] ; ដំឡូង [dâm-long] désigne les tubercules tels que les pommes de terre, les patates douces, les betteraves… ; ដៃ [dai] main, patte ; ខ្លា [khla] félin, tigre). La forme digitée des tubercules, ainsi que la couleur de leur peau, me semblaient en effet expliquer ce nom fort évocateur.
Pour une somme dérisoire, j’achetai l’un de ces tubercules et, enlevant la peau très fine, je découvris une chair de couleur blanche à grisâtre, farineuse et, dois-je avouer, d’une saveur qui ne m’a pas laissé une impression impérissable. Je gardai le nom khmer à l’esprit, en me promettant de faire quelques recherches sur cette espèce végétale de retour à Phnom Penh.
Pris par d’autres occupations, j’ai négligé pendant quelque temps de m’intéresser plus avant à ces « pattes de tigre », jusqu’à il y a quelques jours, quand, en mettant un peu d’ordre dans mes photos, j’ai redécouvert celle de mes tubercules.
En réalité, les patates « pattes de tigre » ne sont pas rares dans le pays. Tous les Khmers à qui j’en ai parlé les connaissent. L’espèce, connue sous le nom binomial de Dioscorea esculenta, se voit d’ailleurs consacrer une entrée dans le Dictionnaires des plantes utilisées au Cambodge de Pauline Dy Phon : « Liane grimpante, épineuse, à tubercules nombreux, disposés en faisceau ; espèce spontanée et cultivée dans toutes les régions tropicales. Les tubercules sont de la grosseur d’une pomme de terre, à chair blanche délicate, consommée après cuisson ». (p. 236)
La description de Mme Dy Phon s’applique peut-être plutôt à la sous-espèce D. esculenta var. spinosa, qui est effectivement armée de racines épineuses. Ce fait est illustré par le nom chinois de la sous-espèce : 有刺甘薯 [yǒucì gānshǔ], littéralement « patate douce doté d’épines », par opposition à celui de l’espèce principale : 甘薯 [gānshǔ], littéralement « patate douce ». (voir Flora of China, ici et ici) En français, on connaît l’espèce sous les noms de dioscorée comestible (d’après Pauline Dy Phon) ou de petit igname ; en anglais, on l’appelle « lesser yam ».
D. esculenta est probablement originaire d’Inde ; en Asie, elle est cultivée en Chine dans les provinces méridionales du Guangxi et de Hainan, ainsi qu’à Taiwan et dans le reste de l’Asie tropicale. En Chine, les premières mentions de la culture de l’espèce datent d’il y a plus de 1700 ans.

Les feuilles, à la texture molle, sont cordiformes et alternes.

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Feuilles de D. esculenta (Photographie : H. Zell, CC BY-SA 3.0)

Cette dioscorée est une plante grimpante, rampant sur le sol ou sur les arbustes à l’état sauvage, ou s’agrippant à des tuteurs lorsqu’elle est cultivée. Pour la culture, on plante en terre, à une profondeur d’une trentaine de centimètres, des morceaux de tubercule. Lorsque la plante sort de terre, on place près d’elle un tuteur et elle enroule ses vrilles autour dudit tuteur. Au Cambodge, la culture de cette patate est pratiquée notamment dans le région de Siem Reap.
Une autre caractéristique des patates « patte de tigre » vient encore justifier l’appellation de « pattes de tigres » : la présence de nombreuses radicelles à la surface des tubercules qui font comme des poils ; les radicelles sont enlevées avant cuisson.

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Tubercules sorties de terre (Photographie : Ahmad Fuad Morad, CC-BY)

PS : Il existe encore au Cambodge une autre espèce également qualifiée de « patte de tigres » (ដើមដៃខ្លា [daem dai khla], arbre « patte de tigre »), Gardenia angkorensis, dont le bois est utilisé pour la confection de sceaux et la sculpture de statuettes. Il semblerait que dans ce cas, ce soit la forme des branches qui justifie l’appellation.

3 commentaires

  1. Merci pour cette chronique intéressante et bien documentée. Dioscorea esculenta est également cultivé en Nouvelle-Calédonie et sans doute dans de nombreux autres pays de la région. Ces ignames de taille modeste, ne sont pas classés parmi les ignames nobles, mais ne sont pas moins appréciés dans l’assiette ! Leur goût sucré et leur texture fondante sont agréables. On les nomme entre autres waleï ou wael en fonction de l’aire linguistique. Je ne sais pas du tout si on peut les trouver en France. Si vous voulez essayer, ne les épluchez pas avant cuisson, surveillez les régulièrement en piquant pendant l’ébullition pour éviter qu’ils finissent par trop ramollir au point de fondre dans l’eau !

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